La politique migratoire à l’épreuve des faits : des enjeux à analyser dans leur globalité


 

Que ce soit sur le plan national, européen ou carrément mondial, la question migratoire est actuellement en permanence l’objet de toutes les attentions. Sans cesse plongé au cœur du débat comme tous les autres centres régionaux d’intégration de La Wallonie, le CAI (Centre d’Action Interculturelle de Namur) a invité François De Smet, directeur du Centre fédéral de Migration Myria, pour évoquer les « Bilan et perspectives de la politique migratoire » dans un de ses Échanges de Midi. Un regard avisé sur des interrogations cruciales comme : quel impact réel et quelles conséquences produisent les mesures actuelles de contrôle des migrations ? Comment imaginer l’avenir : immigration choisie ou immigration subie ? Politique migratoire proactive ou défensive ? Quelle serait la politique migratoire idéale, éthique et réaliste pour notre pays ?

 

Sans répondre de manière systématique à toutes ces questions, François De Smet a balayé sans langue de bois le champ d’une matière qu’il a qualifiée d’emblée de « très compliquée, polémique et problématique ». Et l’expert de se plonger d’emblée dans le débat chaud du moment : le pacte global des migrations. L’orateur a rappelé qu’il s’agit d’un texte des Nations-Unies, émergeant d’une réflexion menée depuis septembre 2016, dont l’idée générale est : ne peut-on pas gérer la migration de manière multilatérale entre pays d’origine, pays de transit et pays d’accueil… alors que plus rien ne se gère aujourd’hui de cette manière ?

Une ligne de fracture claire

En Belgique, ce texte résumé en 23 objectifs est au cœur de divergences entre partis politiques et ils vont vraisemblablement faire l’objet de compromis, comme le laisse entrevoir certains passages, notamment celui sur la cohabitation entre le droit de migrer et celui de subordonner ce droit à la souveraineté de l’État, à la démographie, etc. La ligne de fracture entre partisans et opposants de ce pacte peut se résumer comme suit. Les premiers estiment qu’on peut gérer ce dossier migratoire ensemble et en faire un vrai sujet de coopération internationale. Et les seconds, symbolisés par la position du secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations, Theo Francken, estiment qu’on n’arrivera jamais à une gestion cohérente de la question parce qu’on n’arrivera jamais à empêcher les conflits dans le monde, et qu’il faut, par conséquent, gérer nos frontières.

François De Smet rappelle, dans la foulée, que ce pacte est non contraignant et que plusieurs pays s’en sont d’ores et déjà retirés, mais qu’il est tellement fort qu’il pourrait être utilisé par des juges pour argumenter des décisions de justice, ce qui le fait percevoir par certains comme une menace. L’intervenant tient, dès lors, à rappeler quelques vérités. D’abord, que ce ne sont pas les plus pauvres qui migrent, parce que les plus pauvres sont « cloués » sur place. Par ailleurs, pour l’Europe, il convient de ne pas oublier les 3000 morts par an en Méditerranée, ces invisibles de l’immigration qui officiellement ne partent pas et n’arrivent pas.

Face à cette problématique, plusieurs visions sont possibles. Celle selon laquelle il suffit de se barricader sur son territoire, en se réfugiant derrière l’argument d’éviter l’effet d’aspiration, et de se dire que personne ne va venir, c’est la politique pratiquée notamment par l’Australie. Pour François De Smet, ce n’est pas un modèle tenable et c’est, de plus, un modèle criminel qui abandonne les gens aux mains des passeurs et de conditions climatiques inhumaines. À l’opposé, la position d’accueillir tout le monde n’est pas davantage tenable, selon lui. Elle est techniquement impossible, pas réaliste et pas juste pour ceux qui n’ont pas les moyens de migrer, comme les paysans. Celle-ci équivaut donc tout simplement à n’aider que les plus débrouillards.

La vérité des chiffres

Pour couper court à toute élucubration non fondée, François De Smet tient a rappeler quelques chiffres clés. Il y a 65 millions de personnes déplacées de force dans le monde. Entre 6 et 8% des réfugiés sont implantés dans l’Europe des 28. Il y avait 2,5 demandeurs d’asile pour 1000 habitants en 2017. Sur le plan de la Belgique, il y avait 15.373 demandeurs d’asile en 2017 pour 38.990 en 2015, lors du pic de la crise migratoire, avec, aux premiers rangs des nationalités concernées, les Syriens, les Afghans et les Palestiniens. La migration légale en Belgique a été de 136.327 personnes en 2016 et les motifs majeurs de migration ont été la famille, puis le travail, avant l’asile et la protection.

Si on approfondit la question, 53.096 premiers titres de séjour ont été délivrés à des ressortissants de pays tiers en 2016. Parmi ceux-ci, 50% relevaient de raisons liées à la famille (pour 55% en 2012, avant la grande crise migratoire), 17% étaient des réfugiés (5% en 2012), 12% relevaient du domaine de l’éducation et 10% des activités rémunérées. Dans le même ordre d’idées, 2361 visas humanitaires ont été attribués en 2017, soit deux fois plus qu’en 2016 et trois fois plus qu’en 2015. Ceux-ci concernaient surtout des Syriens (1844 exactement, soit 78% de l’ensemble).

Par ailleurs, il y a eu 15.373 demandeurs d’asile (personnes relevant de la protection internationale) en Belgique en 2017, pour 39.064 en 2015. Dans le cadre de la migration économique, environ 72.000 premiers titres de séjours y ont été délivrés aux citoyens de l’UE en 2015, dont approximativement 40% pour regroupement familial et 25% pour des salariés. Le top 5 des nationalités était : l’Inde, les États-Unis, le Japon, la Chine et la Turquie. Parallèlement, le nombre de travailleurs détachés était de 225.000 en 2016. La régularisation de séjour portait sur 1853 personnes en 2017, dont 1443 pour raison humanitaire et 410 pour raison médicale. Le top 5 des pays d’origine était le Congo, l’Arménie, le Maroc, la Russie et la Guinée. Enfin, l’octroi de la nationalité a concerné 37.500 personnes en 2017, soit une augmentation de 15% par rapport à 2016.

Pour François De Smet, la réaction panique des États membres de l’UE lors de la vague migratoire de 2015-2016 a marqué la victoire du syndrome de l’appel d’air. Elle a été marquée par des accords laborieux sur la réinstallation et la relocalisation des réfugiés, et sur l’octroi de visas humanitaires, par l’échec de Dublin III, par la réflexion sur l’externalisation des frontières (vers la Turquie et la Libye), autant de mesures contestables sur le plan des droits fondamentaux, mais jugées efficaces pour gérer certaines crises avec les pays limitrophes.

Privilégier une politique d’asile commune

Selon l’intervenant, la migration est un sujet politique majeur de notre époque, celui d’une opposition entre les droits de l’homme à se mouvoir et celui des États de les accepter ou les refuser. Et de rappeler que l’être humain a été migrant la majeure partie de son existence sur terre, la sédentarisation étant très récente. Dans ce contexte se pose la question des motifs légitimes de migration, de la différence politiquement entretenue entre « réfugiés politiques » et « migrants économiques ». Et d’ajouter qu’il convient, en outre, de distinguer pauvreté et désœuvrement, plusieurs pays politiquement stables et relativement riches générant une migration, fruit de ce désœuvrement généralisé. En corollaire, une autre question que pose le directeur de Myria est celle de savoir s’il est plus noble de migrer pour ses opinions politiques que pour offrir un avenir à ses enfants.

La migration (et la crise qui y est associée) est donc in fine une tension entre un trajet individuel et une collectivité. Une politique migratoire juste se devrait, par conséquent, d’après François De Smet, de lier intérêts des migrants, des pays d’accueil et des pays de départ (notamment, dans ce dernier cas, ceux relatifs à l’envoi de fonds par la diaspora vers le pays d’origine). Le double travail européen à mener qu’il prône est celui d’une politique d’asile commune (avec l’idée évoquée d’un asile attribué depuis des bureaux extérieurs communs) et d’une politique de migration commune.

Sur le plan démographique, l’Europe est et reste un continent vieillissant. Cap symbolique franchi, depuis 2015, il y a davantage de morts que de naissances sur son territoire. La migration est une solution à ce déficit démographique, même si elle n’est pas la seule. Selon François De Smet, dans ce contexte, les comportements hostiles vis-à-vis des migrants équivalent pour les Européens à se tirer une balle dans le pied.

Dominique Watrin