Le travail social : une démarche délicate entre politiques sociales et parcours de vie


 

Quel que soit le public et a fortiori s’il s’agit de celui des personnes étrangères ou d’origine étrangère, le travail mené par les différents intervenants sociaux évolue. Celui-ci s’adapte, en effet, en permanence aux diverses mutations légales, institutionnelles, sociétales et autres qui lui servent de contexte. C’est cette évolution de l’action menée sur le terrain social, rarement mise en lumière, que le CRVI (Centre Régional Verviétois d’Intégration) a pris l’option d’aborder lors d’une édition de ses Pauses Interculturelles. Un exercice complexe et périlleux confié à Didier Vrancken, sociologue à l’Université de Liège, qui a décortiqué méthodiquement la transformation de ce qu’il a appelé « Le social à l’épreuve des parcours de vie ».

 

Le challenge de l’intervenant de cette pause pouvait se circonscrire à une énumération de questions ouvertes et en interconnexion entre elles. Comment a évolué le travail social sur les deux dernières décennies ? En quoi aurait-il changé ? Que dire des politiques sociales actuelles ? Quelles sont les évolutions de la société, des rôles des institutions et des organisations ? Quel est l’impact de la montée des mouvements populistes ? Abordant toutes ces interrogations de front dans leur globalité, Didier Vrancken a posé son analyse dans un axe fixé comme un postulat évident : oui, le travail social a changé.

Une quête de repères

Le sociologue de l’ULg situe la grande mutation du social aux années 90, période au cours de laquelle on est passé, selon lui, d’un social d’intermédiation à un social du travail des sociétés sur elles-mêmes, un social qui se travaille. On est donc passé à un social de l’intervention sociale, de l’intervention auprès des personnes dans une configuration où les métiers (assistant social, etc.) acquièrent une importance dominante. Des politiques sociales, on est passé à l’intervention sociale. On ne se contente donc plus d’une indemnisation, mais on mène une politique active. En matière d’emploi, on effectue, par exemple, un travail pour que les gens soient en situation d’employabilité, un travail qui engage les gens à se mettre en mouvement eux-mêmes.

Et le travail social ? Il est au cœur du processus, de plus en plus présent, de plus en plus central, de plus en plus banalisé. Et de plus en plus sollicité aussi, dans une société du travail sur soi, pour créer du lien dans tous les domaines (santé, emploi, formation, éducation, famille, etc.) dans le but de tenir les promesses de l’État social. Ce recentrage a conduit le travail social vers une quête de repères : notamment des nouvelles formes d’intervention (réseau, partenariat), des métiers du social qui se multiplient, des formations dont le monopole n’est plus exercé par les écoles sociales (sciences humaines) et la concurrence intense entre métiers du social. Et ces changements entraînent de nombreuses tensions dans l’intervention sociale : entre l’aide et le contrôle, entre la logique professionnelle et la logique bureaucratique, entre l’émancipation et l’assujettissement, entre l’aspiration et l’injonction, entre la standardisation des dispositifs et l’individuation des interventions, etc.

Du risque aux risques

Pour Didier Vrancken, on est passé d’un processus centré sur le risque à un autre centrés sur les risques. Pour le risque, la réponse, c’était l’assurance maladie invalidité, l’assurance contre le chômage, les allocations familiales, les pensions, les vacances annuelles, l’indemnisation des accidents de travail, des maladies professionnelles, etc. Aujourd’hui, on est de plus en plus dans une société des risques, c’est-à-dire des problèmes de plus en plus complexes, enchevêtrés, multiples et liés à de véritables dynamiques de parcours de vie qu’il faut prendre en considération. S’y conjuguent des questions de santé, d’échec scolaire, de perte d’emploi d’addiction, etc. L’idée est d’apporter une réponse qui s’adapte aux personnes considérées comme « risques ».

Or, il s’agit là d’une confusion sur le mot « risque ». Un risque se mesure et peut se réparer par une indemnisation. Aujourd’hui, ce sont les personnes elles-mêmes qui sont assimilées à des risques, avec toutes les connotations qui sont accolées à cette vision, comme danger, menace, nuisance, etc. Le stéréotype de la personne considérée comme risque est un jeune, homme et étranger. La période actuelle étant une époque de grandes flexibilité et mobilité, celle-ci induit une immense fragilité des personnes qui doivent, en conséquence, être constamment accompagnées et, pour ce faire, entourées de services.

La procédure plus que la finalité

Sur le plan des dispositifs (terme à la mode qui a remplacé celui d’institution, d’après le sociologue), on est de plus en plus dans des univers de décrets et de lois complexes qui, à peine mis en place et analysés, sont déjà dépassés et sont, par conséquent, de plus en plus insaisissables pour les professionnels. Face à cette nouvelle donne, le travail social est dorénavant de plus en plus orienté vers la « procédurialisation » que vers une finalité, comme si la procédure importait plus que le résultat. L’idée est désormais de mettre les choses en place pour que la personne arrive à un résultat par elle-même. La judiciarisation (qui est le fait de préférer un règlement judiciaire des questions) croissante oblige de rendre la personne sensible au droit, mais le travail social consiste à seulement activer ce levier, à charge pour la personne d’agir elle-même.

Dans ce nouveau cadre, les professionnels sont dans une dynamique de rencontres, donc davantage dans le relationnel ; ils ne peuvent plus fonctionner sur le long terme dans une perspective de sortie définitive des problèmes. De leur côté, les bénéficiaires du travail social sont catalogués. Un sans-emploi est, par exemple, pointé du doigt comme inemployable et inadapté, avant d’être vu comme sans-emploi.

S’intégrer par soi-même

La montée des mouvements populistes est observée un peu partout en Europe. Elle est portée par des partis qui pèsent sur la vie politique, attachés à la défense d’une prospérité et critiques vis-à-vis d’un modèle, au nom de plus de libertés individuelles. C’est le règne du « la solidarité, si je veux ». L’identification de problèmes liés à la vulnérabilisation des populations amène à une reformulation de la question sociale autour du thème de l’intégration. L’idée est qu’il faut veiller à s’intégrer par soi-même, un modèle de pensée dont le regard général posé sur l’immigré est la parfaite illustration.

Pour Didier Vrancken, il existe une contradiction entre l’évolution actuelle et une aversion pour ce qui relève de l’assistance, surtout quand elle est perçue comme assistanat. Cette vision oppose les gens « méritants » et les gens incapables de s’intégrer au nouvel ordre protectionnel. « La solidarité ne fait plus recette, constate-t-il, mais le social devient une exigence synonyme de qualité de vie. Cet état de fait renvoie inévitablement à la question du commun partagé, du social et de la société que nous voulons. »

Dominique Watrin