La radicalisation des jeunes : une quête de sens qu’un monde « à l’envers » ne prend pas en compte


 

Pour prévenir la radicalisation violente, la direction Prévention-Sécurité de la Ville de Charleroi a instauré une série de rencontres supra-locales réunissant ses partenaires institutionnels et associatifs concernés. C’est dans ce cadre qu’elle a récemment donné la parole à Philippe Van Meerbeeck venu s’exprimer sur « L’aspiration sacrificielle des jeunes ». L’occasion pour l’intervenant de développer le propos tenu dans son ouvrage au titre évocateur : « Les jeunes dans l’apocalypse – Pour quelles idées mourir aujourd’hui ? »

 

 

Philippe Van Meerbeeck n’est ni politologue, ni sociologue, il est psychiatre, psychanalyste et professeur émérite à la faculté de médecine de l’UCL, spécialisé dans l’adolescence. Et, à ce titre, il l’avoue, il ne pensait pas intervenir publiquement sur le phénomène de radicalisation. Mais un double événement va modifier la donne. Ces deux temps forts, ce sont les attentats perpétrés autour des frères Abdeslam et l’égorgement d’un prêtre catholique, le Père Hamel, par deux jeunes près de Rouen. Entendre divers experts évoquer des actes de folie perpétrés par des déséquilibrés l’ont fait frémir et l’ont poussé à s’interroger sur les racines profondes du mal qui a pu conduire ces jeunes à commettre des gestes d’une telle barbarie.

Une folie induite

Aux yeux de cet éminent psychiatre, ce qu’il appelle « l’aspiration sacrificielle des jeunes » qui, dans le cas du djihadisme, instaure le kamikaze en figure emblématique, correspond d’abord à une vision enracinée dans l’histoire des religions juive, chrétienne et musulmane. Les trois religions sont intimement liées par la notion de sacrifice, historiquement humain, puis animal. Se greffent sur cette notion celles de l’apocalypse et du jugement dernier. Chez beaucoup de jeunes convertis, l’imminence de ce jugement dernier rend urgent de réparer tous ses péchés par un sacrifice. Et l’idée de mourir en martyr, en tuant l’autre comme un animal, qui donnerait un accès direct au paradis, s’inscrit dans ce contexte particulier.

Mais l’analyse de Philippe Van Meerbeeck associe les actes de ces jeunes à un contexte historique moderne. Ce dernier démarre lors de la première guerre mondiale. « Avant 1914, souligne-t-il, il n’y avait pas de schizophrènes. La guerre 14-18 a rendu fou des dizaines de milliers de jeunes enrôlés pour mourir pour le roi et la patrie. Au lendemain de la guerre, on a rempli les asiles (150.000 personnes en France après 1918). Le deuxième grand trauma similaire a été celui de la seconde guerre mondiale. Et toutes les conséquences de ce traumatisme généralisé vécu par les populations n’ont jamais été gérées et, pire, ont été enfermées dans une chape de non-dit. »

Pour l’intervenant, la folie humaine est une folie induite. Elle est générée par un conditionnement et une lobotomisation, matérialisés notamment par des ordres de plus en plus pressants et stupides. Ces mécanismes se retrouvent dans le djihadisme. La folie humaine est aussi toujours conditionnée par le contexte culturel. Dans le cas de la radicalisation, elle prend la forme d’un axiome qui signifie globalement « J’aime autant la mort que vous aimez la vie. » Mais la folie de ces jeunes est surtout liée au fait que le monde contemporain est tellement « à l’envers » qu’ils n’ont plus de point d’appui pour se construire. Le flot d’images atroces d’exactions, en provenance des quatre coins du monde (ex-Yougoslavie, Moyen-Orient, etc.), ont notamment été des concrétisations de ce monde « à l’envers ».

Un besoin de croire légitime

L’enracinement de l’aspiration sacrificielle des jeunes radicalisés, Philippe Van Meerbeeck va cependant le puiser dans l’idéologie du 20ème siècle. Cette dernière que le psychiatre résume en « devenir riche, beau et célèbre » se caractérise par le matérialisme et le mépris de l’autre. Or, l’envie de croire est, selon lui, ontologique à l’être humain : l’être humain a besoin de croire et ce besoin dépasse l’individu. Mais on lui a ôté tous les objets de croyance : plus de mythes, plus de rites, plus d’explication sur le monde. Tous ces jeunes radicalisés ont cette envie de croire, mais plus personne ne répond à ce besoin en Occident… sauf les prédicateurs et recruteurs de Daesh qui leur lancent le message de les rejoindre pour se sacrifier pour une bonne cause.

Par leur vécu, ces jeunes sont perméables à la haine identitaire. Ceux-ci, surtout s’ils sont des adolescents en construction, sont à l’âge où ils découvrent que la mort est un corrélat de la vie. Ils se retrouvent immergés dans un monde où la mort est tue, voire occultée, depuis des dizaines d’années à cause de la culpabilité consécutive aux millions de morts engendrés par les guerres mondiales, tout en réalisant que la mort est un passage obligé. Embarqués dans une vie à laquelle on ne leur donne aucun sens, ces jeunes sont perdus et ils se disent qu’être élu par Dieu, même au prix de leur vie, donne un sens à celle-ci.

Parallèlement, Philippe Van Meerbeeck estime qu’il y a actuellement une césure incroyable entre les enseignants qui sont du 20ème siècle et les jeunes qui sont du 21ème. Et s’il n’y a personne qui aide ces jeunes à comprendre les fondements de la vie dans leurs termes, alors que ce besoin de comprendre ce qui arrive, d’avoir des croyances et de vaincre des angoisses est pressant, ils sont perméables au matraquage des recruteurs qui leur assènent des vérités qu’on ne discute pas et qui résolvent leur besoin de sens.

Face à cette question cruciale, le psychiatre invite tout intervenant aux prises avec ces jeunes à tenir un discours apaisant. Trouver une identité, un idéal, une cohérence à sa vie est une quête saine. Leur démarche est donc légitime. Par contre, le sacrifice conçu comme aboutissement de cette quête est une totale absurdité. Aucun Dieu ne peut demander un sacrifice ; le penser est une mauvaise lecture. Se battre pour une bonne cause peut être bénéfique, mais pas à travers un sacrifice, qu’il soit animal ou humain.

Dominique Watrin