Le complotisme dans les médias : des théories de plus en plus répandues à démonter en combinant plusieurs approches


 

Que ce soit sur ses thèmes de prédilection classiques comme la mort d’Hitler, de Kennedy ou de Lady Di ou sur des théories plus récentes comme l’invasion concertée de l’Europe par les musulmans, le complotisme continue inlassablement à tisser sa toile dans toutes les couches de l’opinion publique, accélérée par l’omniprésence des réseaux sociaux. Face à ce phénomène, les centres régionaux d’intégration réagissent en permanence pour sensibiliser leur public cible et les opérateurs professionnels qui les côtoient aux dérives du complotisme. C’est le cas du CeRAIC (Centre Régional d’Intégration de la région du Centre) qui a organisé une journée de travail intitulée « Les complots et les médias : théories et cas concrets ».

 

Suite à différentes interpellations d’intervenants institutionnels et associatifs face à la montée de propos racistes et xénophobes, le CeRAIC a créé une plate-forme baptisée « défi ». Cette dernière s’est donné pour objectif de tisser un réseau de professionnels partageant des valeurs communes de démocratie et de respect de toute personne, quelle que soit son origine, en vue de créer des actions de sensibilisation, de formation ou d’information pour lutter contre le racisme et toute autre forme de discrimination.

La journée centrée sur le complotisme s’est inscrite dans cette perspective. Au centre de son programme, deux objectifs distincts et complémentaires apparaissaient : d’une part, analyser les mécanismes des théories du complot et, d’autre part, s’outiller pour lutter contre les préjugés. La deuxième partie consistait en la mise en valeur d’outils existants (brochures, reportages, etc.) permettant de lutter contre les préjugés envers les personnes étrangères. La première partie prenait, elle, la forme d’un exposé informatif sur la théorie du complot dans les médias.

Une perte de confiance dans les institutions

« Théories du complot et éducation aux médias : quelles approches éducatives ? », tel était le titre exact du propos servant de cadre à la journée de travail. Assuré par Martin Culot de l’asbl Médias Animation, ce volet de la séance a permis de fixer les contours théoriques qui doivent servir de support à toute action menée, en matière de racisme ou de discrimination, par un intervenant professionnel auprès d’un public déterminé. L’idée qui présidait à cet exposé est que l’éducation aux médias permet de « rendre chaque citoyen actif, autonome et critique envers tout document ou dispositif médiatique dont il est destinataire ou usager ».

Face aux théories complotistes, un des premiers écueils de départ est que des complots ont déjà eu lieu dans l’histoire, ce qui renforce la croyance en d’éventuels nouveaux complots. Selon l’intervenant, le succès actuel de ces théories trouve une de ses origines dans la perte de confiance dans les institutions qui structurent le sens, comme la science, les autorités publiques ou les systèmes éducatifs. « On est dans une société relativiste où l’individu a le droit de penser ce qu’il veut, où en quelque sorte une opinion en vaut une autre, détaille-t-il. Certains enseignants voient régulièrement leurs propos carrément rejetés par leurs élèves. » Cette crise de confiance se retrouve dans une enquête réalisée en France en 2016. Dans celle-ci, les institutions auxquelles les personnes interrogées accordent le plus de confiance sont les PME (81%), très loin devant les médias (23%) et les partis politiques (8%) qui figurent tout deux en queue de peloton.

Ce positionnement a déclenché le développement d’un esprit hypercritique, caractérisé par une attitude de doute non méthodique et de méfiance. Dans ce glissement, on passe de « les médias reconstituent le réel », à « les médias peuvent se tromper », à « les médias peuvent nous tromper », puis – et c’est là qu’intervient le seuil problématique – « les médias nous trompent », pour finir à « il faut croire les thèses alternatives ».

Interroger le rapport direct à la vérité

Pour aborder un public défendant des thèses complotistes, Martin Culot préconise cinq perspectives critiques agissant chacune sur un volet de la problématique. La première d’entre elles est l’approche factuelle. Celle-ci interroge le rapport direct à la vérité. Elle questionne le média sur son aptitude à rapporter correctement le réel. Sa démarche consiste donc à séparer le vrai du faux, avec l’argument que tout vrai complot est toujours prouvé par des enquêtes, des recherches ou un travail journalistique. L’individu est invité à recouper l’information, ce qui en fait un être critique. Les avantage et inconvénient de cette perspective sont qu’il s’agit d’une posture concrète et stable, mais que certains sujets sont difficiles à recouper (à fact-checker, en langage technique).

Les risques sont, d’une part, d’induire une vision binaire du monde (le vrai et le faux) et de se heurter à l’inefficacité de contre-argumenter sur le fond d’un complot, car ça ne fait que rarement changer l’interlocuteur d’avis. Par ailleurs, cette méthode conduit à scinder les bons médias (qui délivrent la vérité) et les mauvais médias (pas fiables, voire falsificateurs), la question se posant de savoir qui a le droit de décréter quel média est bon ou mauvais. Les pistes pédagogiques concrètes de cet axe sont de trouver d’autres sources à l’information, de recouper les comptes-rendus et de travailler sur les erreurs journalistiques, les rumeurs, etc.

L’analyse du langage et des intentions idéologiques

La deuxième perspective est l’analyse du discours. Au lieu de se pencher sur la réalité des faits, celle-ci évacue la notion de vérité pour s’attacher à l’analyse de la construction du média et de sa forme. Le complot est donc considéré comme un genre médiatique comme un autre et le journaliste comme un communicant. L’idée est d’identifier le langage, le code médiatique autour du complot. L’avantage de cette méthode est qu’elle est applicable sur tous les médias et qu’elle introduit une forme de relativisme, de dépolitisation. Les pistes pédagogiques sont de travailler sur l’analyse du langage audiovisuel (c’est-à-dire de « comment les médias font sens »), sur l’analyse des sentiments et émotions face au message et sur l’analyse de la rhétorique, de l’argumentation, des stéréotypes, des intentions de l’auteur, etc.

La troisième perspective est l’approche idéologique. Comme son nom l’indique, cette dernière se centre sur les intentions idéologiques et les intérêts économiques, en analysant la dimension politique entretenue sur le monde. La manœuvre consiste à débusquer l’intention et la manipulation politiques et idéologiques, en envisageant celles-ci comme une menace pour le vivre ensemble, et le principe est qu’il faut protéger les publics jeunes et fragiles des théories du complot. La régulation se porte, dès lors, sur l’orientation idéologique (interdire certains médias radicaux, extrémistes, etc.). Les limites de cette approche est qu’elle suppose une connaissance pointue du contexte, qu’elle mobilise une subjectivité et qu’elle est normative, présupposant ce que devraient être les médias et la société en général. Les pistes pédagogiques qu’elle ouvre sont de situer politiquement et économiquement le média, de déterminer à qui profite l’information et d’identifier les rapports à un État, un parti, un groupe financier, etc.

Se décentrer de son point de vue

Le quatrième angle est l’approche cognitive. L’idée est de lire les événements sur base d’une pré-connaissance du monde, le bon média étant celui qui va à l’encontre du biais de confirmation qui veut qu’on consulte ou soit invité à consulter (via notamment les algorithmes des réseaux sociaux) les sources d’information qui vont dans le sens de notre opinion. Les médias à privilégier sont donc, dans cette optique, ceux qui donnent la parole à tous les protagonistes et qui sélectionnent les sujets qui s’éloignent des habitudes. L’approche consiste à travailler sur les stéréotypes, sur le sens commun, les croyances. Mais il s’agit d’une approche individualisante où c’est l’individu lui-même qui est pointé comme le problème. Les pistes pédagogiques liées à cette perspective sont d’inviter à se décentrer de son point de vue (autrement dit, de s’ouvrir à d’autres points de vue) et de mener une réflexion sur les algorithmes (les « bulles de filtre ») qui entourent les recherches d’informations et leurs résultats.

Enfin, la cinquième et dernière approche critique du complotisme est l’approche communautaire. Celle-ci propose de s‘intéresser aux logiques de partage de l’information sur les réseaux sociaux, sur base du principe que leur ciment sont les valeurs et préoccupations partagées. Cette perspective intègre la question de la création d’une communauté, en évacuant la notion de vérité au profit de la pertinence des informations qui valident la pensée groupale. Cette approche présente les avantages de se détacher de la vision individualisante, de s’adapter à la logique des réseaux sociaux et de partage en ligne. En revanche, elle est peu répandue (ce qui implique peu de ressources éducatives sur le sujet) et s’intéresse davantage aux actualités fédératrices et aux rumeurs. Sous cet angle, le bon média est celui qui s’adresse à tous. Les pistes pédagogiques disponibles dans cette perspective sont d’analyser les réactions et les échanges autour d’une information (les « like », les partages), d’analyser l’intention fédératrice d’une information et d’analyser les interactions sur les réseaux sociaux et les « bulles de filtre ».

Des approches à combiner

Les cinq approches énoncées interrogent, à leur manière, la théorie du complot. Quelles sont les failles factuelles de cette théorie ? (approche factuelle) Comment cette théorie se présente-t-elle comme crédible ? (analyse du discours) Quel discours politique cette théorie soutient-elle ? (approche idéologique) Quelle croyance cette théorie entretient-elle ? (approche cognitive) Et quelle est la fonction sociale de cette théorie du complot ? (approche communautaire)

Globalement, sur le plan pédagogique, toutes ces approches ne sont pas pertinentes auprès de tout public. De même, ces approches ne fonctionnent pas seules. Face aux théories du complot, il importe d’identifier le problème et de construire la solution en fonction du public cible. Cinq questions, synthétisant les cinq approches, peuvent être adressées aux personnes afin d’interroger leur rapport à l’information. Comment puis-je vérifier l’information ? Quels sont mes sentiments face à cette information ? À quoi cette information peut m’amener à penser ? Pourquoi cette information m’intéresse ? Pourquoi est-ce que je la partage et auprès de qui ?

Dominique Watrin