L’accueil et les soins psychiques aux migrants : prendre en compte la culture pour mieux aider à traverser la phase de crise


Quand, au déracinement, s’ajoutent la précarité et son cortège de traumatismes connexes, ce qui est souvent le cas, l’accueil de la personne migrante doit s’accompagner de soins particuliers. C’est cette question très spécifique que le CRVI (Centre Régional Verviétois d’Intégration) a choisi de traiter, lors d’une de ses pauses interculturelles, en invitant Reza Kazemzadeh, ethno-psychologue et directeur de l’asbl Exil, un centre médico-psychosocial « pour victimes de violations des Droits de l’Homme, de la torture et pour personnes exilées » dont l’équipe, à la fois multidisciplinaire et multiculturelle offre un soutien aux migrants et à leurs familles.

 

Deux questions sous-tendaient l’exposé de Reza Kazemzadeh : existe-t-il des spécificités liées à l’accueil des personnes migrantes ? Et comment prendre en compte les dimensions psychosociales liées à l’accueil des migrants ? Pour y répondre, l’intervenant est parti de son expérience au sein d’Exil, ce service de santé mentale bicommunautaire créé dans les années 70, en dressant un constat significatif basé sur son expérience : après quelques années de précarité, la plupart des sans-abri migrants ont un plus grand lien avec les précarisés belges qu’avec leur culture d’origine. À partir de ce constat étonnant, Reza Kazemzadeh rappelle que, s’il existe une universalité du corps humain, ce n’est pas le cas du psychisme humain qui est conditionné par la culture. Or, lors de ses études de psychologue, l’homme a été initié à la confrontation uniquement avec un public blanc, comme si le psychisme humain fonctionnait de la même manière, quelle que soit la culture d’origine.

 

Une machine à produire du sens

 

Pour aider à mieux comprendre le psychisme des personnes des autres pays, Reza Kazemzadeh fait appel à trois notions : culture, crise et stratégie. Au niveau de la culture, l’intervenant part de la question fondamentale suivante : comment comprendre la culture de l’autre dans un contexte d’intervention psychosociale ? D’abord, si l’on cerne que la culture englobe un ensemble très vaste de données (langue, coutumes, mémoire collective, cuisine, arts, religion, système de parenté, etc.), dans le cadre d’une intervention professionnelle, il importe de s’intéresser à la fonction fondamentale de la culture qui est de donner du sens.

 

La culture est une machine à produire du sens. Et, pour qu’il y ait une réelle interaction entre un praticien et une personne en souffrance, le sens doit être partagé. « L’être humain est un produit 100% culturel, détaille Reza Kazemzadeh. Autrefois, il y avait ici des grandes usines à produire du sens dont la principale était l’Église. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. En donnant du sens à tout ce que nous faisons, la culture nous rend prévisible pour tous ceux qui nous entourent et crée un sentiment de sécurité chez les autres. Et, sur base de ce postulat, il existe deux sortes de personnes « imprévisibles » : les fous qui peuvent avoir des propos et des comportements auxquels on n’a pas été préparés et… les étrangers qui sont imprévisibles par leur manière différente de se comporter, de nous saluer, etc. »

 

Et Reza Kazemzadeh de prendre un exemple significatif qu’il rencontre dans ses interventions. « Poser des questions sur la vie privée n’est pas une pratique habituelle dans certaines cultures, explique-t-il. Cette pratique, courante chez nous, entraîne automatiquement une recherche du sens de cette démarche chez les personnes de ces cultures. Si on leur demande « Combien d’enfants y a-t-il dans votre famille ? », elles s’interrogent sur le sens de votre question. Tout comme si elles vous voient prendre note de leurs réponses à vos questions. Chez des personnes en provenance de pays à pouvoir autoritaire, surgit de suite la question de savoir qui va avoir accès à ces informations et si celles-ci vont être communiquées à la police. »

 

Selon l’ethno-psychologue, cette démarche de dialogue, habituelle chez nous, s’inscrit dans le contexte culturel de personnes habituées à vivre dans un univers partagé entre deux institutions : l’État qui ne s’occupe pas des gens, qui est une « menace » pour eux et donc, qui est un lieu de paraître, et la famille qui est protectrice et qui est le lieu de l’être. Notre société, elle, leur offre un troisième espace, intermédiaire, celui d’institutions comme Exil, financée par l’État, dans laquelle l’intervention psychologique ou psychiatrique s’occupe à la fois de l’être et du paraître, amenant donc l’intimité sur l’espace public.

 

Si elle permet de donner du sens, la culture a également une deuxième fonction : organiser la relation. Elle permet de se situer par rapport à une autre personne, parent, enfant, personne de l’autre sexe, etc. « Par exemple, cite Reza Kazemzadeh, la distance physique entre les individus lorsqu’ils se parlent est différente d’une culture à l’autre. Elle est plus grande en Europe et plus courte en Orient. Pour un occidental, une distance trop rapprochée d’un oriental peut entraîner de la méfiance, du rejet, voire du racisme. En fait, on pense que nos règles sont universelles jusque quand on découvre que d’autres font autrement. » Un exemple simple qui permet de poser une double question essentielle lors de toute intervention thérapeutique : partage-t-on exactement le même sens ? Comment créer le lien, un lien qui ne va pas de soi ?

 

Assouplir la fermeture

 

Après la culture, la deuxième notion mise en exergue par Reza Kazemzadeh est la notion de crise. L’idée est que, pour s’adapter, toute personne, toute famille migrante doit passer par une crise. Cette dernière est inhérente à la capacité de l’être humain d’évoluer et n’est pas forcément négative. Il s’agit d’une réaction à un changement de milieu de vie. La personne migrante doit se resituer, trouver d’autres manières de faire par rapport à celles qui sont les siennes. Ce passage peut entraîner des conséquences négatives ou positives. La plupart d’entre nous rencontrent les immigrés dans cette période de crise. Et certains migrants stagnent définitivement dans cette période : ils ne sont ni partis de là-bas, ni arrivés ici. Car la crise, c’est se détacher du passé et se projeter dans l’avenir.

 

Enfin, la troisième notion est celle de stratégie. Sur base de la crise qu’ils vivent en débarquant en terre inconnue, les migrants mettent en place des stratégies élaborées dans ces moments de crise. Cela implique pour les intervenants de fonctionner sur le présent et pas sur le passé. Beaucoup de propos et de comportements des migrants, beaucoup de leurs troubles aussi, s’expliquent par leur désorientation et par leur recherche de stratégies. « La coupure avec le monde extérieur et le repli sur la famille est une réaction normale, analyse Reza Kazemzadeh. Le rôle de l’intervenant est d’assouplir cette fermeture. Malheureusement, la crise peut se prolonger et devenir alors problématique. Souvent, on justifie ce maintien dans la crise par la tradition. L’attitude parentale qui consiste à forcer la jeune génération à un mariage à l’intérieur de la communauté relève de ce phénomène. Il s’agit ni plus ni moins pour ces parents que de simplement tenter de maîtriser cette génération. »

 

Dominique Watrin

Un article rédigé dans le cadre de la pause interculturelle « Accueil et soins des personnes issues de l’immigration » organisée par le CRVI