Regroupement familial et violences conjugales : entre aide individuelle et solutions structurelles


La précarité des femmes migrantes débarquant dans un pays inconnu n’est plus à démontrer. Fragilités économique, sociale, culturelle et personnelle se cumulent en un cocktail souvent difficile à surmonter. Mais qu’en est-il lorsque, à ses multiples écueils, s’ajoute celui, particulièrement insidieux, des violences conjugales ? Le Relais de Mons de Picardie Laïque a organisé récemment un colloque entièrement centré sur cette thématique dont le titre est à lui seul le reflet d’une immense détresse : « Regroupement familial et violences conjugales : au-delà de la double peine » Avec, à la clé, la sortie d’un guide sur « Les droits des femmes migrantes en regroupement familial face à la violence intrafamiliale » à la publication duquel le CIMB (Centre Interculturel de Mons et du Borinage) s’est associé.

 

Pour les femmes arrivées en Belgique par le biais du regroupement familial, la situation de violence conjugale comprend une détresse supplémentaire qui est de risquer la perte du droit de séjour en cas de départ du domicile conjugal. Pour les intervenants sociaux confrontés à cette problématique aux contours très particuliers, les interrogations sont multiples et permanentes : que dit la loi ? Comment protéger à la fois la personne et son séjour ? Comment monter un dossier solide pour lui garantir un séjour autonome ? Les questions juridiques et techniques s’entremêlent avec, en sus, la dimension humaine de la situation et la problématique de l’urgence qui entoure toujours ce genre de cas. De quoi donner l’idée à la régionale Picardie Laïque de confronter les points d’approche au cours d’un colloque sur la thématique.

 

Les contours anxiogènes de l’exil

 

Directeur du centre Exil, un service médico-psycho-social pour demandeurs d’asile et personnes victimes de violence organisée, Reza Kazemzadeh a dressé les contours théoriques de la situation de crise vécue en contexte migratoire. Pour lui, la problématique peut être abordée de deux façons. La première est de se centrer sur le passé et d’analyser la situation en se demandant si une partie des problèmes ne vient pas de la culture d’origine, autrement dit s’il ne s’agit pas d’un choc entre tradition et modernité, s’il n’est pas question d’un désarroi engendré par le choc culturel et si le parcours individuel peut être lu à la lumière du passé. La deuxième est de prendre en compte le présent en partant du concept de crise d’individus qui quittent leur pays d’origine de manière plus ou moins violente et définitive, et qui doivent s’adapter à un univers nouveau.

 

Selon le psychologue, aucune culture ne prépare ses membres à aller vivre loin de chez eux ; au contraire, toute culture éduque ses individus à vivre dans ses normes. L’exil est donc un imprévu qui amène à se poser des questions d’ordre identitaire, mais qui pose aussi la question des stratégies à mettre en œuvre pour mener sa vie nouvelle. La rupture est telle que le passé ne suffit pas à expliquer la crise en cours. D’autant que le contexte social de cette crise est souvent celui d’une précarité sociale à long terme dans lequel l’individu n’arrive plus à se projeter dans l’avenir.

 

« Le présent a un impact sur la manière de donner un sens au passé, explique Reza Kazemzadeh. Par exemple, suivant le pays où il se trouve, un Iranien donne une définition différente de ce qu’est un Iranien. La construction d’une identité se fait donc aussi face à la population du pays d’accueil, au regard porté par celle-ci sur soi. La crise consiste à se poser des questions et à construire des stratégies suivant ses bagages et sa situation. Au cours de ce processus, on choisit certaines traditions d’origine, on les reformule, les transforme afin de donner du sens à la différence vécue au présent. Et, paradoxalement, c’est s’il n’y a pas de crise de ce type qu’il faut s’inquiéter. »

 

Dégager une expertise pluridisciplinaire

 

Appelée à s’exprimer sur la « violence de genre en contexte migratoire », Maria Miguel Sierra, directrice de La Voix des Femmes, a dressé d’emblée un constat alarmant : les violences de genre affectent tous les groupes de femmes partout dans le monde. Il n’existe pas de données statistiques sur la question, mais, d’après les études, les femmes migrantes sont surreprésentées parmi les victimes de ces violences. La migration induit une grande vulnérabilité pour les femmes migrantes qui constituent un groupe non homogène de personnes ayant une histoire différente, un parcours différent et des caractéristiques différentes.

 

Ces femmes ont toutes un passé et leur migration équivaut, la plupart du temps, à fuir un vécu violent (guerre, viols, etc.).  Elle proviennent également souvent de pays où le seuil de tolérance face à la violence faite aux femmes est supérieure. Certains pays ne considèrent, par exemple, pas le viol conjugal comme un viol ou considèrent la violence du mari comme relevant d’une certaine normalité. La migration vers l’Europe peut soit amener à réinventer la relation de manière plus égalitaire, soit créer un déséquilibre supplémentaire.

 

De plus, la question de la famille prend davantage d’importance chez les femmes exilées, car elle est un gage de l’unité. Beaucoup de femmes victimes de violences dans ce contexte craignent donc de rompre cette unité familiale et d’engendrer une série de conséquences comme la perte des enfants, le déshonneur sur la famille, le regard désapprobateur des proches restés au pays, etc. À cela s’ajoutent les difficultés concrètes bien réelles comme la méconnaissance de la langue du pays d’accueil, la dépendance économique, juridique et administrative vis-à-vis du conjoint, les obstacles liés à l’intégration sur le marché de l’emploi ou les difficultés d’accès au logement. Tout cela fragilise les familles et génère des violences. La promiscuité d’un logement insalubre et trop exigu est, par exemple, inévitablement source de tensions.

 

Pour la directrice de La Voix des Femmes, toutes ces dimensions doivent être traitées dans leur globalité. « Ces questions doivent être réglées à un niveau structurel car elles relèvent d’une responsabilité collective, détaille-t-elle. Cette responsabilité est celle d’accueillir ces personnes et de leur permettre de s’intégrer au mieux de leurs possibilités. » Pour étayer son propos, Maria Miguel Sierra cite quelques pistes de travail. Celles de donner à ces femmes des informations dans leur langue d’origine, de former des écoutants dans différentes langues pour mieux les encadrer ou d’introduire une perspective de genre dans l’accueil des primo-arrivants qui s’adresserait tant aux hommes qu’aux femmes. Mais elle souligne également l’importance de donner un statut juridique indépendant aux femmes migrantes et de dégager une expertise pluridisciplinaire pour lutter contre les violences infligées à ces femmes.

 

Des impacts multiples

 

Respectivement juriste et assistante sociale au Collectif contre les violences familiales et l’exclusion de Liège, Bijou Banza et Nadia Uwera ont, elles, concentré leur intervention commune sur la question de « Comment concilier sa sécurité et la sécurité du séjour sur le territoire ? ». Ancrant leur discours dans leur vécu professionnel quotidien, elles ont tenu à poser une définition claire des violences conjugales, arrêtée comme « un ensemble de comportements, d’actes, d’attitudes de l’un des partenaires ou ex-partenaires qui visent à contrôler et dominer l’autre. Celles-ci comprennent des agressions, menaces, contraintes verbales, physiques, sexuelles, économiques, répétées ou amenées à se répéter, portant atteinte à l’intégrité de l’autre et même à son intégration professionnelle. Elles sont une manifestation, dans la sphère privée, des relations de pouvoir inégales entre les femmes et les hommes encore à l’œuvre dans notre société. »

 

Selon les deux intervenantes, les victimes de ces violences sont les femmes, mais aussi indirectement les enfants qui savent, entendent, voient ce qui se passe. Le cycle d’escalade de la violence comprend différentes étapes qui vont de l’isolement et du contrôle à l’homicide éventuel, en passant par les violences psychologiques, violences verbales, violences économiques, violences envers les objets et violences physiques, auxquelles s’ajoutent parfois les violences raciales.

 

Les impacts de ces violences sont multiples. Il y a d’abord ceux sur la santé physique et mentale de la victime (perte de confiance, peur de l’autre, difficulté à s’affirmer, anxiété, etc.). Il y a ensuite les impacts économiques (perte de travail, surendettement, etc.) et sociaux (perte des réseaux primaire et secondaire qui conduit à l’isolement et met en lumière l’importance de créer un réseau extérieur, extrafamilial). Il s’agit d’un éventail de conséquences terribles auquel s’ajoute la réalité administrative du risque de perte des papiers, la majorité des femmes focalisant leur angoisse sur cette perte éventuelle de leur titre de séjour.

 

Une étude d’un an, menée en 2014 et relayée par le tandem d’oratrices, sur les parcours migratoires de ces femmes a mis au jour un certain nombre de leurs caractéristiques. La majorité d’entre elles, venues par regroupement familial, avaient un statut (travailleuse, étudiante…) avant leur migration, statut qu’elles ont perdu en migrant. Cette migration a entraîné chez elles une vulnérabilité émotionnelle (solitude, isolement, racisme…), une méconnaissance d’éléments du pays d’accueil (langue, lois, statut de séjour…) en total porte-à-faux par rapport à leurs fausses croyances de départ d’une Europe « paradisiaque », ainsi qu’une honte et une culpabilité par rapport à la famille restée au pays vis-à-vis de laquelle s’impose la nécessité d’afficher une réussite.

 

Pour les travailleurs sociaux, aborder ce public implique d’éviter un certain nombre de pièges. Les plus importants d’entre eux sont les préjugés, la méconnaissance de la réalité des victimes et de leur ambivalence, la caution de la violence au nom de la culture d’origine (discours parfois tenu par les victimes elles-mêmes), la méconnaissance de la loi, la différence de vision du monde, l’indifférence, ainsi que la volonté de vouloir sauver à tout prix la victime de violence ou son auteur. Face à tous ces risques, il convient de respecter le rythme des femmes victimes et de ne pas oublier que la fin d’un couple ne signifie pas forcément la fin de la violence, car des relations se maintiennent entre conjoints, notamment par le biais des enfants.

 

Comment, dès lors, procéder face à ces violences ? Bijou Banza et Nadia Uwera suggèrent de se positionner clairement contre les violences conjugales, de s’informer et d’informer les victimes sur leurs droits, de soutenir celles-ci en fonction de leurs choix à elles, de respecter ces choix et de prendre en compte les besoins de ces personnes qui sont parfois très différents de ce que les intervenants imaginent.

 

Dominique Watrin

 

Le petit guide intitulé « Les droits des femmes migrantes en regroupement familial face à la violence intrafamiliale » édité conjointement par la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Province de Hainaut, La Wallonie, le CIMB et Picardie Laïque, est téléchargeable sur www.picardie-laique.be Plus d’informations : Picardie Laïque – Relais de Mons, 4 rue des Belneux – 7000 Mons (Tél. : 065/ 84 73 22).