Sexualité, genre, islam : les femmes musulmanes au cœur d’un enjeu politique et sociétal majeur


 

Ce qu’on appelle « le rapport de genre », c’est-à-dire la manière dont les rapports entre hommes et femmes se créent et évoluent, est un phénomène complexe. Et cette complexité s’accroît lorsque s’y entremêlent les facteurs de sexualité et de religion. C’est l’imbrication de ce trio d’éléments que le CRVI (Centre Régional Verviétois d’Intégration) a choisi de passer à la loupe lors d’une séance de ses Pauses Interculturelles. L’occasion de cerner combien cette thématique délicate doit être analysée en tenant compte d’un vaste champ de paramètres historiques, géographiques, culturels, économiques, sociaux et politiques.

 

Invitée à développer les contours de sa recherche en cours sur cette problématique de « Sexualité, genre, islam », Ghaliya Djelloul, sociologue et chercheuse au CISMOC (Centre Interdisciplinaire d’Études de l’Islam dans le Monde Contemporain) de l’UCLouvain, a tenu à contextualiser son sujet dans un tissu dense d’éléments explicatifs. La base de son questionnement sur le rapport de genre est : la catégorisation qui sous-tend ce rapport débouche-t-elle sur une hiérarchie ? Et, si oui, comment contraint-on un groupe à rester dominé ? Autrement dit, quelle est la dynamique qui fait que les processus biologiques que connaissent toutes les femmes sont similaires, mais que les rapports relationnels qui y sont associés sont différents suivant la société où ils s’inscrivent ?

Selon la chercheuse, les relations entre hommes et femmes entraînent des rapports de pouvoir qui, dans certains contextes comme celui de l’islam, débouchent sur une hiérarchie établie et maintenue sous la contrainte et la violence. Et son postulat est le suivant : si on définit ce rapport, il deviendra possible de l’identifier, puis de le combattre. Et la question qu’elle se pose dans ce contexte est : le rapport de genre étant un système qui change à travers l’histoire et évolue donc, comment se nouent les liens entre religion, cadre légal et ensemble de facteurs (politiques, économiques, sociaux, culturels, etc.) autour de ce rapport de genre, dans le contexte musulman ?

La mutation du mode de vie traditionnel

Pour cadrer son analyse, Ghaliya Djelloul a centré sa recherche sur les rapports de genre dans deux contextes singuliers : d’une part, la société algérienne et, d’autre part, la communauté musulmane de Belgique, représentative de la même thématique chez les musulmans en Europe. Pour comprendre comment les arrangements de genre évoluent dans des sociétés et communautés musulmanes, la sociologue s’est donc d’abord penchée sur la société algérienne. Selon elle, cette dernière a muté au cours du 20ème siècle, s’écartant de sa caractéristique de société rurale. Suite au développement d’un réseau routier et de centres urbains par le colonisateur français, des paysans expropriés ont été rejetés vers les villes. L’intégration au marché s’est corollairement accélérée et le mode de vie traditionnel a été progressivement détruit.

L’organisation sociale tribale ainsi grandement disparue était basée sur le lignage et des liens familiaux qui déterminaient la survie de tous. Dans un contexte de propriété « collective » des terres, les mariages dans la communauté (endogamie) étaient privilégiés, ces liens d’alliance permettant que les biens matériels, dont les terres, demeurent au sein de la famille. Parallèlement, le nouvel État nation mis en place par les colonisateurs a établi des cadres, comme le droit à la scolarisation accordé aux femmes. Cette scolarisation a entraîné une plus importante mise à l’emploi des femmes (4% en 1960, près de 20% aujourd’hui), une augmentation de l’âge moyen au mariage (environ 30 ans de nos jours), une montée du célibat définitif ainsi que du taux de divorce, et une chute du nombre d’enfants (de 5-6 à 2-3 par femme).

Une diversification des modèles familiaux

Au sein de la communauté tribale de départ, éparpillée dans les villes et dépouillée de son sens puisque privée de terres, les modèles familiaux se sont diversifiés. Les mariages endogames se sont raréfiés, la solidarité entre générations s’est estompée et le mode de vie a été marqué par une individualisation croissante. La femme a commencé à choisir son emploi, son habitat (sous le contrôle de sa famille), son conjoint (avec une « obligation » de se marier, mais pas du choix de son mari).

Face au nouveau rapport de genre qui a ainsi pris place, les femmes adoptent différentes stratégies personnelles. Certaines restent davantage dans le foyer familial, réduisant les contacts avec l’extérieur pour éviter les pistes débouchant sur un mariage, piste voulue par la famille. D’autres sont en négociation permanente, écartelée entre leurs aspirations personnelles et les injonctions de leur famille (de se marier, de se voiler, etc.), dans un contexte où accumuler trop de ressources est un handicap pour le mariage, la norme voulant que l’homme doit rester supérieur à la femme (par exemple, en termes de diplômes). Enfin, d’autres femmes sortent du cadre, privilégiant la vie libre faite de plaisirs, d’argent, etc. et se mettent de la sorte à la marge de la société, risquant d’être identifiées comme « déviantes » et de ne pas pouvoir se marier, car la communauté continue à définir ce qui est la norme et ce qui est la déviance.

Le retour à l’islam

Le retour du discours religieux est venu, à un moment donné, rappeler les règles de la communauté. Dans les années 80, il y a eu un réveil de l’islam à travers un courant réformiste soulignant qu’il ne faut pas opposer islam et progrès. Le mouvement de retour à l’islam s’est inscrit comme une solution politique prônant un retour au mode de vie ancien, considéré comme pollué par les valeurs modernes venues d’Occident. Et la cible privilégiée de ce courant a été la femme. De nouveaux cadres ont été instaurés pour cette dernière, réajustant la notion de pudeur (ne se montrer que dans certaines circonstances, porter le voile, y compris parfois entre femmes, etc.), les responsabilités (priorité au foyer et aux enfants avant la scolarité et l’emploi, ce dernier étant exercé de préférence entre femmes, etc.) et les contours de la sexualité (se préserver pour son mari, éviter la mixité, éviter de fréquenter des femmes non-croyantes, ne pas se dévoiler devant des non-croyants, etc.).

Ce phénomène a été la marque conjointe de la perte du contrôle des familles sur leurs membres (desserrement) et de l’action de l’islam qui essaie d’inverser ce processus (enserrement). La forme sociale dominante qui s’en est suivie n’est ni la communauté, ni l’individualisme, c’est l’individualisme communautaire. Les normes sont maintenues par un discours religieux qui rappelle à la piété, aux valeurs et celles-ci justifient les violences envers les femmes, des hommes se permettant, par exemple, de rappeler des femmes à l’ordre sur leur tenue au nom de cette piété et de ces valeurs.

Cette évolution est extensible aux autres pays de la région. On y a aussi assisté au passage du rural à l’urbanisation, l’individualisation a progressé partout, de même que la commercialisation de la société et la scolarisation des femmes. La différence entre les pays sur le plan de la gestion du religieux s’est jouée sur la forme politique, sur base du clivage entre monarchie et république. Dans les monarchies, le chef politique est aussi le chef religieux et a donc une double légitimité. Dans les républiques, le chef politique n’est pas le chef religieux, ce qui induit chez lui la nécessité de contrôler le religieux.

Des phénomènes de repli et de montée d’angoisse

Comparativement, en Europe, on en est aujourd’hui à la troisième génération de personnes originaires de pays majoritairement musulmans. L’évolution du rapport de genre y est donc en cours et analysable sur plusieurs générations, tout en étant influencée en permanence par l’arrivée de nouveaux migrants des pays concernés. En Belgique, on parle d’islam transplanté (du pays d’origine), voire, plus souvent aujourd’hui, d’islam domestiqué (islam qui a pris les « couleurs » locales). Ce dernier est reconnu et encadré.

Dans les années 80, la crise économique a touché les populations les plus vulnérables dont les derniers arrivés, les immigrés. C’est dans ce climat que s’est installé un islam politique qui a induit un repli et provoqué une montée d’angoisse dans la population, les musulmans devenant perçus comme un danger, avec des éléments marquants comme la propagation du port du voile, la fatwa contre l’écrivain Salman Rushdie et, en paroxysme, les attentats du 11 septembre 2001. Les populations d’origine musulmane ont connu le même processus ici qu’en Algérie avec une individualisation et un éclatement des communautés. Et cette évolution est perçue par les populations migrantes comme un mode de vie qui s’impose de l’extérieur, c’est-à-dire qui provient du pays d’accueil.

Cela a conduit à une position qui équivaut à préconiser de ne pas imiter les populations non musulmanes dans leurs normes et valeurs. Les pratiques ont donc évolué, mais les normes pas, ces populations vivant dès lors dans une société qui ne maintient pas les normes de leur communauté. La libéralisation de la sexualité a eu lieu dans la pratique, mais, dans les normes, les nouvelles pratiques ne sont ni affirmées, ni assumées, la chasteté restant, par exemple, un signe de piété, entraînant des pratiques compensatoires comme la reconstruction de l’hymen pour répondre à ce précepte.

Une alternative en termes de normes

En contrebalancement de cette tendance, un autre discours a émergé, donnant naissance au féminisme islamique. Il se base sur une même lecture des mêmes textes que l’islam politique, mais dans l’objectif d’une libération de la femme. Ce féminisme islamique offre une alternative en termes de normes, refusant la tutelle de l’homme au profit d’une autonomie et d’une auto-détermination. En Europe, ce discours religieux fait sens. Il réconcilie la norme de la société qui est l’égalité, avec le quotidien des femmes encore en proie à l’inégalité. Cette vision offre une alternative, tout en ne trahissant pas l’origine et les traditions, puisqu’elle s’inscrit dans le cadre de l’islam.

Au final, pour Ghaliya Djelloul, l’arrangement de genre évolue, par conséquent, en fonction de l’articulation du politique et du religieux. Le politique contrôle le religieux et le religieux influence le politique. Le modèle familial est cependant plus prégnant s’il est soutenu par le politique. L’enjeu de cette question est : le corps de la femme lui appartient-il ou fait-il l’objet de règles publiques ? Selon la voix du féminisme islamique, les normes viennent des individus, pas de l’extérieur. Et, dans ce cas, les femmes veulent rester des individus.

Dominique Watrin