La gestion de la diversité ethnoculturelle dans les écoles : faire converger les stratégies des réseaux, des établissements et des élèves


 

L’institution scolaire est le lieu par excellence où s’affiche au grand jour la diversité multiculturelle. Mais cette multiculturalité sous-tend une gestion qui peut prendre différentes formes suivant le réseau d’enseignement et l’établissement lui-même. Comment s’effectue la perception et la reconnaissance de la diversité culturelle dans les écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles ? Cette perception détermine-t-elle le parcours des élèves ? Quelles sont les stratégies identitaires mises en place par ces derniers et sont-elles déterminantes pour leur réussite ? Telles sont les questions soulevées récemment par le CRVI (Centre Régional Verviétois d’Intégration), dans le cadre de son cycle des Pauses Interculturelles.

 

Marie Verhoeven est professeure de sociologie à l’UCL et chercheuse au GIRSEF (Groupe interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l’Éducation et la Formation). Ses fonctions l’ont amenée à effectuer différentes recherches en milieu scolaire qui en font une observatrice avisée de la « Gestion de la multiculturalité dans les écoles », thème de l’exposé programmé par le CRVI.

Pour la professeure, la base de la problématique s’enracine dans la diversité des modèles d’intégration. Le « traitement public » de la diversité culturelle varie selon les contextes nationaux et il existe une importante variabilité des représentations de la diversité, des règles de reconnaissance, et des modalités et critères d’intervention de la puissance publique.

Trois principaux modèles d’intégration

Selon Marie Verhoeven, on peut distinguer trois principaux modèles d’intégration. Le premier est le modèle assimilationniste (de conception républicaine, comme en France) dans lequel l’éducation nationale est le vecteur de cette assimilation. Globalement, l’immigré doit s’y fondre dans la culture d’accueil, l’espace public doit y être neutre, la politique doit y être la même pour tous et les citoyens y sont égaux. Chacun doit y prêter allégeance à la culture nationale et les politiques nationales ne vont pas vraiment cibler les migrants, puisque la diversité n’y a pas lieu d‘être.

Le deuxième modèle d’intégration est le modèle pluraliste ou multiculturaliste. Dans celui-ci, la diversité fait partie de la nation. L’État peut, voire doit, tolérer l’expression des appartenances dans l’espace public. Il encourage, par conséquent, les organisations migrantes et l’apprentissage des langues du pays d’origine. Toute personne vivant sur le territoire national depuis suffisamment longtemps doit pouvoir y bénéficier des droits civiques et politiques et est un citoyen légitime. Il y existe une catégorisation ethno-raciale et religieuse. L’école y est un lieu d’expression et de reconnaissance des diversités parmi d’autres. C’est notamment le modèle des pays scandinaves.

Le troisième modèle d’intégration est le modèle de l’exclusion différenciée. Les migrants y sont perçus non comme des immigrés qui s’installent, mais comme des travailleurs temporaires, avec un accès au travail mais pas aux droits. L’État y exerce un contrôle strict des politiques d’inclusion des nouveaux arrivants. Y cohabitent une politique de maintien de la langue et de la culture d’origine, et un encouragement de la politique de retour. Y est citoyen celui qui partage « notre » culture profonde. La conception de la nation y est ethnoculturelle.

Des interprétations et négociations locales

En marge de ces modèles théoriques, les politiques d’intégration et les politiques éducatives en vigueur en Belgique francophone ont évolué au fil du temps. Avant 1965, le modèle en vigueur y était celui de l’exclusion différenciée. Durant les années 1965-1975, c’est l’approche assimilationniste qui a prévalu. De 1975 à 1988, ce modèle assimilationniste a été étoffé par une reconnaissance du pluralisme linguistique et culturel. En 1989 est apparue la première formulation officielle d’une politique publique d’intégration qu’on peut qualifier d’assimilationnisme modéré ou de multiculturalisme restrictif. Ensuite ont alterné des périodes plus assimilationnistes et de timides ouvertures à la diversité des langues et des cultures.

Cette pluralité des référentiels d’intégration qui se succèdent, voire cohabitent, ouvrent la place à des interprétations et négociations locales. Dans ce contexte, le système éducatif belge francophone décentralisé, c’est-à-dire où cohabitent plusieurs systèmes, offre une liberté d’initiatives locales, d’actions et d’interprétation. Cette liberté d’interprétation locale débouche sur une variété de réponses, différentes d’une école à l’autre. L’idée clé de la traduction locale des politiques est que les politiques publiques se construisent par le haut (décrets), mais aussi par le bas (interprétations et pratiques développées par les organisateurs et acteurs éducatifs). S’y côtoient et s’y confrontent les politiques des réseaux et des établissements, le tout dans un contexte de quasi-marché.

Dans le réseau officiel, l’enseignement est conçu comme un bien public (avec un État garant). Il se caractérise par une égalité formelle et de droit, une conception civique de l’émancipation du sujet, un modèle universaliste de justice sociale et une école envisagée comme le maillon d’un système unique, celui qui amène l’élève à l’autonomie. Dans le réseau libre, l’enseignement est conçu comme une extension de la socialisation familiale. Il y est inscrit dans un ensemble de réseaux intermédiaires entre l’État et l’individu et se distingue par un personnalisme chrétien, un ancrage de l’individu dans des réseaux de signification, la volonté de partir des différences pour construire quelque chose de commun, la notion d’équité (sur base d’une différenciation) et une place importante de la tradition.

Des logiques d’action locales

Le traitement scolaire de la diversité ethnoculturelle est dominé par des logiques d’action locales, menées au sein des établissements dans un système décentralisé et différencié. L’hypothèse est que les écoles occupent des « niches éducatives », fruit d’une stratégie à la fois consciente et inconsciente, celle de l’adaptation réciproque entre l’école et son public. En fait, les écoles s’adaptent à la niche qu’elles occupent sur le marché scolaire. Cette adaptation repose à la fois sur l’identité héritée de son histoire par l’école et une composante stratégique (ajustement de l’offre aux défis et attentes spécifiques de la population scolaire ciblée ou attirée). Le traitement scolaire de la diversité ethnoculturelle est donc le résultat de la combinaison d’éléments culturels et stratégiques.

De ce constat découle une diversité de compromis locaux au niveau des établissements, avec des logiques parfois contradictoires. Marie Verhoeven a observé ce phénomène dans l’étude de la réalité de deux écoles, l’une du réseau officiel, accueillant un public « difficile », l’autre du réseau libre avec un public plus privilégié. Dans le premier établissement, la question de l’appartenance ethnoculturelle est perçue comme une question illégitime, puisque tous les élèves y sont vus comme égaux. Les enseignants y sont marqués par le poids de la philosophie universaliste et individualiste, et par le rejet de l’identité ethnoculturelle vue comme traditionnaliste et obscurantiste. Le droit à la culture y est considéré comme légitime, en tant que voie d’accès à l’intégration et à l’émancipation. Le rapport à la diversité y est caractérisé par un refus des approches « particularistes », par une ouverture globale à la diversité des cultures, et par un refus des signes d’appartenance religieuse et du voile.

Dans le second établissement, la logique est dominée par une dualité entre donner une place à la diversité et la nécessité de se positionner par rapport à une norme scolaire élevée. La reconnaissance et l’échange entre les diversités philosophiques y sont vus comme la condition d’un enseignement de qualité. De même, il y règne une scission entre une logique de la performance visant le travail, et l’interculturalité perçue comme une perte de temps sur le « marché » scolaire. Sur un plan général, cette étude parallèle démontre que le traitement de la diversité ethnoculturelle résulte de compromis locaux particuliers. Ce traitement repose sur un axe culturel basé sur les conceptions locales de la justice éducative et de l’intégration, et sur un axe stratégique.

Plusieurs types de stratégie identitaire

Le positionnement identitaire des jeunes par rapport à ces modèles est très diversifié. Aux yeux de la chercheuse, cela induit plusieurs exigences pour les acteurs et observateurs du monde enseignant. D’abord, celle de dépasser les images stéréotypées et réductrices de la culture et de l’identité des élèves. Il faut dépasser l’analyse en termes de handicap scolaire, dépasser l’essentialisation de la différence culturelle et prendre en compte que l’identité culturelle est la résultante dynamique d’un processus social et biographique. Ensuite, il faut considérer les identités ethnoculturelles des jeunes comme un processus en interaction avec des environnements institutionnels, sociaux et scolaires, ce qui implique une négociation permanente.

Plongés dans le contexte scolaire, les jeunes peuvent développer plusieurs types de stratégie identitaire. Il y a celle de l’héritage revendiqué, basée sur une version ethnicisée et essentialiste de l’origine culturelle. Pour ceux qui la développent, rencontrer les « autres » est perçu comme une insécurité. Il y a ensuite celle de la nostalgie communautaire qui repose sur un discours de loyauté à la culture d’origine parce qu’il est sécurisant. Il y a enfin celle des identitaires plurielles dans laquelle cette particularité est ressentie comme une souffrance, comme un déchirement culturel qui débouche sur un appel au non-mélange. Toutes ces stratégies constituent une forme de résistance à la stigmatisation et à l’exclusion scolaire. La culture d’origine y prend place comme un support identitaire fier.

Une autre forme de stratégie, opposée aux précédentes, est l’assimilation revendiquée (résumée en « Je suis belge »). Celle-ci reflète une intériorisation de la légitimité scolaire, une stratégie d’accommodation identitaire (avec une adaptation stratégique au contexte, sans distance critique) et une stratégie de présentation de soi (retrait de certaines facettes de soi) comme stratégie d’évitement du stigmate ethnique. Il est important de souligner que les stratégies identitaires des élèves sont donc plurielles, ne sont pas toujours vécues comme des souffrances et dépendent de la sphère scolaire. Ces positions identitaires se construisent au fil des années d’école, car l’identité se construit dans une trajectoire scolaire.

Dominique Watrin