Dix raisons d’ouvrir les frontières, dix arguments pour ouvrir un nouveau champ de possibles au profit de tous


Depuis des siècles, les frontières sont au centre de la géopolitique planétaire et engendrent guerres et conflits en tous genres. Celles-ci étaient récemment au centre d’une conférence organisée par le CRILUX (Centre Régional d’Intégration de la province de Luxembourg). François Gemenne, chercheur et enseignant en Sciences politiques aux universités de Liège et de Versailles, y a développé « Dix raisons d’ouvrir les frontières ». Avec un postulat clair, appuyé par des arguments étayés : il faut ouvrir les frontières.

Pour le chercheur, les frontières sont et ont toujours été un sujet de crispation énorme et une évidence que l’on refuse de questionner. Depuis ce qu’on a appelé « la crise migratoire », elles sont revenues à la « une » de l’actualité, s’érigeant comme un moyen pour contrôler les flux migratoires entrants, agrandissant l’écart et le paradoxe entre un monde de plus en plus mondialisé et ouvert, et une circulation des humains de plus en plus difficile.

Dans ce contexte, l’idée d’ouvrir les frontières doit être resituée comme une idée qui n’est pas neuve. Elle avait déjà été au centre de rencontres entre représentants des grandes puissances, durant les années 20, le principe ayant été finalement abandonné au profit de l’adoption d’un passeport standardisé permettant la gestion des flux migratoires. Cette option d’ouverture des frontières est revenue à l’avant-scène, au début des années 90, poussée par des mouvements universalistes et cosmopolitistes, basée sur une conception du monde comme « un village global ». Près de trente ans plus tard, cette vision paraît aujourd’hui complètement utopique, naïve, voire dangereuse.

Le troisième business illégal le plus rentable au monde

Convaincu de la nécessité de faire revenir l’hypothèse de l’ouverture des frontières dans le débat politique et, surtout, dans le champ des possibles, François Gemenne énumère donc dix raisons qui appuient cette option. La première, évidente, est la raison humanitaire. La frontière produit des drames humains insoutenables dont le plus médiatisé est les 40.000 morts officiels enregistrés en moins de vingt ans, lors des tentatives désespérées de traversée de la Méditerranée. L’axiome à ce niveau est glaçant : plus on ferme les frontières, plus il y a de victimes. Il y a donc une urgence humanitaire à ouvrir les frontières. Le taux de mortalité est passé de 2% l’an dernier à 3% cette année. Trois morts sur cent personnes !

La deuxième raison est l’impérieuse nécessité de lutter contre les passeurs et les trafiquants. Au début des années 2000, lors du démarrage du processus, les passeurs étaient des « transporteurs », généralement des pêcheurs rémunérés qui accompagnaient les migrants dans leur traversée et se souciaient qu’ils arrivent sains et saufs. Aujourd’hui, les passeurs sont devenus des trafiquants organisés en bandes, avec de nombreux intermédiaires, qui fonctionnent comme des tour-opérateurs, rayonnant sur toute l’Afrique. Les migrants sont piégés, pris dans un cercle infernal d’endettement qui les rend esclaves de leurs passeurs. Dans le même temps, ces passeurs se sont progressivement érigés en ressource financière majeure pour l’économie de leur pays, comme en Libye, pays qui a connu la plus grosse croissance économique mondiale l’an dernier (+ 58%) grâce au business de la migration. Le trafic des migrants est même désormais le troisième business illégal le plus rentable dans le monde, après les armes et la drogue.

Plus de croissance, moins de dépenses

La troisième raison d’ouvrir les frontières est un argument économique. La priorité permanente des gouvernements est de grappiller quelques points de croissance. D’après des recherches, cette ouverture ferait augmenter la croissance mondiale de 12%. Dans tous les pays industrialisés, il y a des emplois qui ne trouvent pas preneurs parce qu’il n’y a pas de travailleurs qui y correspondent. C’est un argument de plus, même s’il peut apparaître utilitariste en ne considérant les migrants que comme des travailleurs.

La quatrième raison est la lutte contre l’immigration dite illégale. C’est une évidence, l’ouverture des frontières rendrait tout immigration légale. Beaucoup de migrants irréguliers sont aujourd’hui coincés dans le pays où ils sont arrivés, une situation qui engendre chez eux une grande fragilité juridique, économique et même psychologique.

La cinquième raison qui plaide en faveur d’une ouverture des frontières est d’ordre financier. Le contrôle de la fermeture des frontières coûte énormément d’argent. Les experts estiment, par exemple, que 15 milliards d’euros ont déjà été dépensés pour protéger la frontière extérieure de l’Europe, dans le même temps où 13 milliards d’euros étaient dépensés par les migrants pour traverser la même frontière.

La sixième raison est la raison sociale. Des frontières ouvertes signifient le paiement des travailleurs aux minimas légaux, avec des droits et une couverture sociale. Aujourd’hui, beaucoup de travailleurs sans protection sociale sont payés beaucoup moins que le salaire minimum, avec la bénédiction des États. Des secteurs entiers des économies, comme le nettoyage des hôpitaux, reposent sur de la main-d’œuvre sous-payée.

Une option infructueuse

La septième raison est celle qui découle d’un raisonnement par l’absurde : la fermeture des frontières ne permet pas d’atteindre l’objectif qu’elle s’est fixé, le contrôle du flux des migrants. Les gouvernements continuent à croire que c’est le degré de fermeture qui détermine le degré d’immigration, ce qui est rigoureusement faux… et prouvé par de nombreuses études. Des études historiques, d’abord. L’ouverture des frontières de l’Europe, que ce soit dans le sens Nord-Sud ou Est-Ouest, n’a pas engendré quantitativement de déferlante de migrants sur les contrées les plus prospères. Et, inversement, la fermeture des frontières (comme celle érigée entre le Mexique et les États-Unis) n’engendre pas de baisse du flux des migrants.

Des enquêtes sociologiques ensuite. Le niveau d’ouverture/fermeture des frontières ne joue aucun rôle dans les décisions de migrer, ni dans le choix de la destination. Les trois principaux critères de choix sont, dans l’ordre, la langue, l’état du marché du travail, et la présence de membres de la famille et de connaissances. Des études prospectives, enfin. Une simulation chiffrée de l’effet de l’ouverture des frontières atteste que le niveau de migration mondiale resterait sensiblement stable. Sur le court terme, les personnes en attente d’entrée entreraient, mais une circulation s’établirait ensuite, avec notamment la sortie du pays des personnes coincées en situation irrégulière.

Le seul idéal permettant de traiter les défis du 21ème siècle

Pour François Gemenne, il y a quelque chose dans la psychologie collective qui refuse d’envisager la perspective de l’ouverture des frontières. Il y a d’abord une explication conjoncturelle à cet état de fait, celle de la sécurité, avec le spectre de l’impossibilité de contrôler qui entre et qui sort. Il s‘agit là, selon lui, d’une confusion entre ouverture et disparition des frontières, la première option ne signifiant pas la suppression des contrôles et de la surveillance des frontières. Le problème, c’est le chaos aux frontières, engendré par leur fermeture, qui fait que les États ne savent plus contrôler lesdites frontières.

La seconde explication est structurelle, c’est la conception de la souveraineté nationale. Cette notion a été élaborée en 1648 pour instaurer la paix sur le continent européen. L’idée était de constituer des États nations dont les frontières géographiques coïncidaient avec les frontières démographiques et les frontières politiques : c’était un territoire, un peuple, un souverain. Or, pour François Gemenne, ce schéma ne fonctionne plus aujourd’hui. Cette juxtaposition est mise à mal de toutes parts. Par les crises naturelles (climatique, écologique…) qui modifient les territoires, par la perte de pouvoir des États sur leur économie devenue mondialisée, etc. Le grand enjeu de la question des frontières sera donc de redéfinir la souveraineté nationale et la manière dont elle se projette.

Pour arriver à instaurer ce modèle, les sept premiers arguments développés ne suffisent pas. Il faut y adjoindre des arguments de valeur. Le premier (la huitième raison) est le droit à la libre circulation. C’est un droit fondamental de l’être humain, celui qui assortit le droit de quitter un pays à celui d’entrer dans un autre. C’est l’argument de la liberté. Le deuxième (la neuvième raison) est la résolution de l’injustice. Aujourd’hui, le privilège de classe d’antan est remplacé par celui du lieu de naissance. Le destin d’une personne est rigoureusement différent si elle est née sur la rive nord ou la rive sud de la Méditerranée. C’est l’argument de l’égalité. Enfin, le troisième (la dixième raison) est de reconnaître que nous sommes tous habitants d’une même planète et qu’il s’agit du seul idéal permettant de traiter les défis du 21ème siècle, de la seule possibilité de gérer ensemble les grands enjeux. C’est l’argument de la fraternité. Tout simplement…

Dominique Watrin