Le travail social auprès d’une population musulmane : une approche qui doit s’ancrer dans des réalités à décoder correctement


Exercer un travail social, quel qu’il soit, dans un milieu ou auprès de personnes dont les fondements et les sensibilités sont enracinés dans l’islam n’est pas chose aisée. Les références, les comportements, les préjugés et les rencontres y sont conditionnés par des termes qu’il est important, pour un professionnel du domaine social, d’approcher, voire de connaître très précisément. Le CIMB (Centre Interculturel de Mons et du Borinage) a récemment convié les intervenants associatifs et institutionnels de sa région à découvrir quelques éléments d’approche de l’islam, à travers un exposé de l’islamologue Michaël Privot intitulé « Islam et travail social ». L’occasion aussi d’échanger autour de quelques préoccupations des acteurs de terrain confrontés quotidiennement à des questionnements.

Le propos de Michaël Privot s’ancrait dans plusieurs problématiques essentielles. Se côtoyaient, en effet, la question du rapport des musulmans à la société actuelle, aux institutions publiques et à la dimension vie privée/vie publique, la question de l’identité musulmane qu’elle soit citoyenne, nationale ou de classe et la question des comportements que ce soit en matière d’hygiène, de rapport de genre ou d’interdits, avec en filigrane une interrogation sur les compromis et les limites à établir. Ces domaines, l’islamologue a voulu les appréhender dans une double approche : celle de l’antidiscrimination et celle de l’anthropologie historique qui part du postulat qu’il s’agit de concevoir une rencontre avec des personnes partant d’un a priori religieux.

D’importants décalages dans les imaginaires

Pour Michaël Privot, chaque société s’ancre dans des imaginaires. Ceux de la société arabo-coranique se basent sur des révélations survenues entre 612 et 632 que fondent la parole de Dieu délivrée au prophète (le Coran) et l’histoire du prophète (la deuxième source de l’islam). Cette dernière a été rédigée sous l’ère des Abbassides, soit deux siècles après les événements proprement dits, en s’appuyant sur une recherche de témoins a posteriori. Les imaginaires islamiques sont, dès lors, très différents du vécu des protagonistes des événements. De plus, lors de leur période de règne, les Abbassides ont été soucieux d’ouvrir l’islam au plus grand nombre, multipliant les conversions de catholiques, ce qui a entraîné l’intégration de traditions juives dans l’islam par des convertis. Aujourd’hui, il y a, selon l’islamologue, d’importants décalages entre l’imaginaire des musulmans d’ici aujourd’hui et les réalités du début, car interfère le filtre du Coran et de l’histoire du prophète, auquel s’ajoute parfois une méconnaissance du Coran et/ou de la langue arabe.

Il faut, par conséquent, tenir compte, d’après Michaël Privot, des notions de groupe humain, de temps et de lieu. L’islam parlait à l’origine aux peurs les plus profondes des citadins de la région de La Mecque, comme la crainte d’être rejeté dans le désert. De même, quand il était mentionné, par exemple, que Dieu va faire exploser les montagnes, il faut envisager cette vision dans le cadre de cette région qui était très volcanique et donc sujette à des éruptions. Ceci atteste, pour l’intervenant, qu’on ne peut pas extrapoler les messages destinés aux populations locales à l’ensemble du monde.

Autre exemple en terme d’imaginaire : les notions de paradis et d’enfer. S’adressant à d’autres imaginaires que l’imaginaire occidental, le Coran offre une autre vision du paradis et de l’enfer que la religion catholique. Le paradis est lieu de fraîcheur, avec une lumière de la nuit, par opposition aux conditions de vie arides vécues. Il importe donc, selon l’islamologue, de retrouver les clés pour comprendre l’islam et déboucher sur aujourd’hui. Dernier exemple, le Coran s’adressait à une société tribale, segmentée, anarchique où la survie du groupe primait sur celle de l’individu et où se nouaient en permanence des liens d’allégeance et de négociation. L’imaginaire qui s’y rattache est, par conséquent, hiérarchisant et polarisant.

Une recherche effrénée de la pureté

De nos jours, les pratiques religieuses des musulmans empruntent des voies particulières. L’orthopraxie prend, par exemple, selon Michaël Privot, une importance croissante chez certains pratiquants. Cette vision conçoit la stricte conformité aux rites prescrits comme seul débouché spirituel, comme seul moyen de gagner le paradis. L’importance du geste règne alors en maître, comme le respect rigoureux de l’heure exacte de la prière. Cette vision, enracinée dans un discours sur Dieu uniquement axé sur la peur (avec, pour notion centrale, la punition) est fort présente dans certaines couches d’immigration. Et elle est associée à une recherche effrénée de pureté qui entraîne différents types de comportements extrêmes.

L’un d’entre eux est notamment de fuir toutes les zones d’insécurité, comme ne pas se rendre à un repas où on pourrait servir du vin. Ou comme augmenter les interdits pour se protéger et garantir son paradis. Ne pas manger de bonbons pour éliminer tout risque d’avaler du porc qui peut s’y trouver en gélatine ou ne pas uriner dans un urinoir qui serait orienté en direction de la Mecque sont des comportements qui ont été constatés chez certains jeunes en milieu scolaire. Le refus de contracter un prêt pour lancer une activité professionnelle en est un autre relevé chez un adulte, conseillé par un imam, alors que c’est l’usure qui est interdite et pas le prêt.

Il s’agit là, pour l’islamologue, d’une idée sortie de son contexte, visant toujours la recherche de la pureté. Cette option formaliste engendre des glissements comme la multiplication des produits halal (maquillage halal, vêtements halal, etc.), un secteur qui représente aussi un marché commercial qui profite à certains. L’islam en arrive, dans ce sens, à constituer un bouclier identitaire, un fondement qui donne du sens et donc, une grille de lecture du monde. Cette affirmation identitaire forte va régulièrement de pair avec une plus grande visibilité de l’identité de musulman (barbe, voile, etc.) qui entraîne une réaction identitaire plus forte de la population autochtone pouvant aller jusqu’à l’islamophobie.

D’autres rapports aux acteurs sociaux

D’après l’analyse de Michaël Privot, les populations musulmanes migrantes entretiennent des rapports particuliers avec les institutions. Leurs perceptions de ces dernières sont d’abord différentes. Ces personnes ont généralement une image négative de la police et de la justice qui sont associées à une idée d’arbitraire et de partialité, même si la police est relativement bien acceptée parce qu’elle représente une autorité reconnue. Les services sociaux, eux, se voient souvent accolé une image d’instrument de contrôle et de rapportage. Le rapport à l’école est complexe, celle-ci étant considérée comme une nécessité, mais aussi comme un lieu de danger où prend place l’apprentissage d’autres valeurs, un élément qui est à la base du développement d’écoles « musulmanes » donnant un cadre islamique aux enfants. Enfin, les administrations sont perçues comme des lieux d’arbitraire et de standardisation.

Le rapport entre vie privée et vie publique est également spécifique. Pour l’islamologue, il y a une césure de plus en plus nette entre pureté et péché, ce qui provoque des phénomènes comme une diminution du « mélange » avec l’autre, car ce dernier est vécu comme une source de danger pour la pureté (au niveau de la nourriture, par exemple, on se proscrit les situations embarrassantes). Ce glissement entraîne un retrait de la vie sociale ou une recherche de protection plus importante de la communauté (marqueurs identitaires, espaces sécurisés comme des restaurants « communautaires », etc.). En revanche, de cela, découle aussi un engagement intracommunautaire très vivant.

En termes d’identité et de lien à la citoyenneté, à la classe sociale et à la nation, les rapports sont tout aussi particuliers. L’identité de classe est peu présente dans la communauté musulmane, sauf parmi les ouvriers ; en revanche, il existe souvent un discours sur le racisme et les identités. Au niveau de la citoyenneté, il y a une reconnexion de la deuxième génération (différente selon l’origine) et le vécu d’une faillite de la promesse au sein de la troisième génération. Cette promesse en faillite, c’est celle d’une société qui promet un traitement égalitaire, alors que ces gens n’ont pas les mêmes chances en matière d’emploi, de logement, etc. Sur le plan du lien à la nationalité, il y a une reconfiguration constante en fonction de l’âge, de la situation familiale, de la situation socio-économique, etc., sauf au sein des franges les plus radicales.

Entre limites et compromis

Au niveau des comportements, certains glissements sont aussi observés par Michaël Privot. Cela se retrouve dans les rapports de genre (ne pas toucher, ne pas être seul avec une personne de l’autre sexe, etc.). Cela se pose de la même manière dans la question du halal, avec un doute permanent et des nuances infinies, pour un enjeu qui est à la fois religieux et commercial. Cela s’observe enfin dans les pratiques d’hygiène qui se multiplient à l’extrême et dans les pratiques spirituelles. Face à ces modifications de comportement, l’islamologue tente d’établir une ligne de conduite qui peut être observée, entre les limites à poser et les compromis à accepter.

Sur le plan des rapports de genre, par exemple, il estime qu’il existe un espace de négociation pour les modalités de salutation. Ce doit être, selon lui, du donnant-donnant ; par contre, le refus d’adresser la parole à une personne de l’autre sexe ne peut être accepté. Au niveau professionnel, cette donne doit faire l’objet d’une affirmation non agressive de l’égalité homme-femme. On peut ainsi faire figurer dans le contrat d’emploi que la pratique de l’entreprise est de serrer la main de ses collègues le matin, avec liberté pour la personne de refuser ce contrat et cet emploi.

En terme de nourriture, Michaël Privot conseille de privilégier le poisson ou le végétarien qui lèvent tous deux les ambiguïtés et les risques d’accrochage. Et, au niveau de l’hygiène et des pratiques spirituelles, notamment dans un contexte d’entreprise, l’islamologue détermine qu’il doit exister un espace de négociation, mais avec une contractualisation, une sécularisation et une désindividualisation. Concrètement, une pause pour la prière dans une entreprise doit donc, selon lui, prendre la forme d’une pause collective à accorder à tout le monde. À charge pour chacun de l’occuper comme il le souhaite…

Dominique Watrin