On a tous un ami noir ! Le défi de l’inclusion face à la libération de la parole raciste


On a tous un ami noir ! Le titre de la conférence est volontairement provocateur et ironique, mais il se veut porteur de l’expression caricaturale du racisme ordinaire, celui qui a progressivement envahi l’espace public et est petit à petit interprété comme la simple expression d’une opinion comme une autre. Aux commandes de la soirée organisée par le CRILUX (Centre Régional d’Intégration de la province de Luxembourg), François Gemenne, chercheur et enseignant en Sciences politiques aux universités de Liège et de Versailles, a tenu à démonter de manière sereine et implacable les ressorts du racisme ordinaire, libéré et décomplexé.

« On a tous un ami noir » est le titre d’un ouvrage rédigé par François Gemenne, à la demande de l’éditeur Fayard, désireux de confier à un expert belge la mission de jeter un regard dépassionné sur le débat qui fait rage en France autour de la libération de la parole raciste. « On a tous un ami noir », c’est surtout la synthèse d’une forme d’expression courante de celles et ceux qui précèdent leur propos raciste d’un « J’ai un ami noir, mais… », d’un « J’ai encore mangé du couscous hier, mais… » ou d’un « Je suis allé en vacances au Maroc cet été, mais… » En filigrane se cache la difficulté de débattre aujourd’hui autour du racisme et de ses expressions.

Le rôle de l’image

Certains faits sont révélateurs. L’exposition de pièces du tombeau de Toutankhamon à Paris a donné lieu à des actions de militants opposés à la présentation des pharaons comme blancs, alors qu’ils étaient essentiellement noirs. Si François Gemenne reconnaît que cette opinion correspond à la réalité historique, il tient surtout à mettre en exergue à quel point il est difficile d’aborder aujourd’hui sereinement ce genre de vérité. Car, derrière cette polémique, se cache l’opposition entre deux camps, celui qui demande que la domination blanche cesse dans la société et celui du camp blanc dominant qui estime qu’il faut arrêter de se bloquer sur ce débat.

Autre concept, autre polémique, l’existence de camps de réflexion réservés aux personnes « racisées » (expression qui définit de nos jours les « non blancs »). L’idée pour ces personnes est de se réunir entre elles pour évoquer les problématiques de racisme et de discriminations dont elles sont victimes, mais elle pose inévitablement la question de savoir s’il ne s’agit pas en l’espèce de racisme anti-blancs. Dans ce cas précis, François Gemenne balaie immédiatement la polémique qui émerge en répondant par la négative. Pour lui, le racisme est une forme de domination d’une majorité sur une minorité et la population non blanche n’est pas majoritaire en France, ni en Belgique d’ailleurs.

Ce qui marque le plus le chercheur, c’est le rôle de l’image dans le comportement raciste. « Quand je suis en France où j’habite, je passe pour un Français auprès des Français, alors que je suis belge, explique-t-il. Je suis blanc, je m’exprime dans un français standard, etc. Par contre, des gens comme les jeunes des quartiers, qui, eux, ont la nationalité française, ne sont souvent pas considérés comme des Français. Il s’agit là d’une injustice flagrante. » Et d’ajouter : « La France est différente de la Belgique, alors qu’elles paraissent assez semblables. Le rapport aux notions de nation et de patrie y sont différentes. En France, des drapeaux français sont dressés en permanence à différents endroits sans raison particulière, les gens entonnent La Marseillaise à la moindre occasion, etc. En Belgique, ce n’est pas le cas. L’identité collective est moins forte chez nous. »

Reconnaître sa part de racisme

Aux yeux de François Gemenne, s’il est urgent de lutter contre le déferlement de paroles racistes dans l’espace public, ces dernières proviennent entre autres du fait que les gens se sentent en danger dans leur identité collective. Pour mettre fin à cette recrudescence, la première démarche à effectuer est, selon lui, de reconnaître la part de racisme qui existe dans chacun d’entre nous. Il en convient, c’est une démarche d‘introspection assez gênante, mais nous sommes tous racistes. Des tas d’exemples en attestent… C’est le cas, par exemple, lorsqu’aux Jeux olympiques, on s’attend à ce que les noirs remportent les courses d’athlétisme. C’est le cas lorsque, à l’occasion d’une embauche, un patron présuppose qu’une personne d’origine asiatique sera plus méticuleuse, plus assidue au travail. Ce racisme peut donc même être bien intentionné. L’expert illustre son affirmation d’un court exemple : « J’ai connu une chercheuse d’origine kazakhe qui, chaque fois qu’elle présentait les résultats de ses travaux, recevait des compliments comme « Comme vous parlez bien le français ! » ou « Vous n’avez pas du tout d’accent, c’est remarquable ! » Les auteurs de ces propos flatteurs lui infligeaient des blessures sans le savoir, en n’évoquant jamais la teneur de ses recherches, ce pour quoi elle se présentait. »

Cette tendance raciste qui existe chez tout le monde se présente de manière plus violente chez certains, renforcée par le contexte (politique, économique, social, etc.). Sur le plan politique, l’axe raciste dans le discours est parfois utilisé dans une optique de « Diviser pour régner » et ainsi obtenir ou asseoir son pouvoir. Les grosses interrogations qui se cachent derrière ces propos sont donc plus larges que leur dimension première. À quel point la couleur de peau joue-t-elle sur l’identité et le sentiment d’appartenance ? Qu’est-ce qui définit le nous, l’identité collective, alors que la société est de plus en plus multiculturelle ? La langue ? Les valeurs ? Les lois ? Ou le fait que nous habitons sur un même territoire ?

La crispation de l’identité collective

Deux conceptions de la nation se côtoient dans le monde. Certains pays comme les États-Unis privilégient le droit du sol (celui des parents, de l’héritage), alors que d’autres comme la Belgique font primer le droit du sang (celui de la naissance). Dans le concept d’État-nation, émergé au dix-septième siècle, c’est le territoire qui définit l’identité collective. Un territoire égale une population. Par définition, ce concept nie donc celui de migration. Aujourd’hui, des populations différentes se retrouvent sur les mêmes territoires. La question que pose François Gemenne est, dès lors, de savoir si le terme de nation, aujourd’hui fort connoté extrême-droite, a encore un sens dans un monde globalisé ? Le chercheur témoigne que, dans ses groupes d’étudiants, il retrouve une forte homogénéité, alors que s’y côtoient de nombreuses nationalités différentes. Ils poursuivent le même type de formation, sont issus approximativement d’une même classe sociale, d’une même culture, regardent les mêmes séries, etc. Par contre, ils sont très éloignés de gens dont ils sont a priori intrinsèquement plus proches, comme d’autres franges de population de leur pays d’origine.

Dans ce contexte, la question est : se sent-on appartenir à une nation en dehors des grands événements, sportifs notamment ? Et, en corollaire : ces compétitions n’entretiennent-elles pas ce sentiment national qui n’a plus lieu d’être ? La participation d’une équipe de réfugiés au J.O. de Rio a mis en exergue ce débat. Le mot « réfugié » est alors devenu un marqueur d’identité collective, une « quasi-nationalité ». Mais quel message cela a-t-il envoyé ? Selon François Gemenne se pose de plus en plus la question d’une identité collective de plus en plus excluante au lieu d’être incluante. On rejette une pratique culturelle parce qu’on la ressent comme un geste d’hostilité envers notre identité collective.

Pour le chercheur, l’exemple du burkini est éclairant sur ce point. On peut voir ce vêtement dans une optique incluante en se disant qu’il permet à des personnes de profiter de la plage avec l’ensemble des gens qui s’y trouvent. Mais on peut aussi le voir dans une optique excluante – et c’est cette vision-là qui a prévalu en France – comme quelque chose qui n’est pas une manifestation de la culture française, comme un indice hostile de la communauté musulmane, alors que, dans les faits, ce vêtement est porté majoritairement par des touristes asiatiques chez qui le bronzage est banni. Le même constat est valable pour le hijab de jogging qui peut être vu comme un geste d’inclusion, mais qui est essentiellement perçu comme un marqueur de rejet.

Un retour à la notion de sol

François Gemenne énonce deux pistes pour refonder l’identité collective. La première est de revenir au sol. Une communauté ne se définit-elle pas par le fait d’habiter sur un même territoire ? Pourquoi un Belge installé en France ne peut pas y voter alors qu’il y vit et y paie ses impôts, mais peut voter en Belgique par laquelle il n’est plus concerné que très marginalement ? Pourquoi devoir prendre la nationalité pour participer à la vie collective, alors qu’on y participe déjà concrètement ? La question du sol ne pourrait-elle pas être un levier pour améliorer le vivre ensemble ? Et, si on projette le questionnement sur le débat écologique : le lien majeur entre les gens n’est-il pas d’habiter sur la même planète ?

La deuxième piste est de passer d’une identité exclusive à une identité inclusive. Cela présuppose de se poser une question cruciale : le but d’une identité est-il d’exclure ou d’inclure ? Il faut déterminer son attitude face aux nouvelles migrations. Une identité incluante va conditionner les attitudes envers les populations migrantes et les contours d’une politique d’intégration. La vision excluante comprend l’idée que les personnes « implantées » n’ont aucune démarche à effectuer vis-à-vis des nouveaux arrivants. Or, un processus où la démarche est à sens unique, des nouveaux arrivants vers les autochtones, comporte un énorme risque d’échec, avec une hostilité de ceux qui ont essayé de s’intégrer, mais qui n’ont pas rencontré un véritable accueil. « La politique d’intégration passe donc par une lutte plus proactive contre les discriminations, conclut François Gemenne. C’est le défi essentiel pour notre société qui va devenir de plus en plus multiculturelle. Mais c’est aussi un débat qu’on refuse encore souvent d’aborder aujourd’hui. »

Dominique Watrin