Les migrants, des peurs aux apports : un colloque, un ouvrage et une campagne de sensibilisation pour faire avancer une question cruciale


C’est un axiome universel et éternel : la différence fait peur. Le principe est vrai tant en matière d’âge, de sexe, de handicap que d’origine. C’est sur une de ces thématiques que le CRIPEL (Centre régional d’intégration des personnes étrangères ou d’origine étrangère de Liège) et l’IRFAM (Institut de Recherches, Formations et Actions sur les Migrations) ont organisé récemment un important colloque intitulé « L’apport des migrants : constats et enjeux – Faut-il avoir peur de l’Autre ? » L’occasion d’une réflexion autour de questions d’actualité qui touchent aux migrations et à leurs conséquences, mais aussi un temps fort d’une démarche d’ampleur initiée par le consortium « Diversité en Wallonie ».

Le consortium « Diversité en Wallonie » est une plateforme qui regroupe le CRIPEL, l’EGiD-HEC de l’Université de Liège, le Forem, la Cellule Lutte contre les Discriminations de la FGTB wallonne et le Service Diversité de la CSC. C’est en compagnie de ce collectif et des sept autres centres régionaux d’intégration de Wallonie que le CRIPEL a lancé une campagne de sensibilisation visant à promouvoir la gestion de la diversité en ressources humaines, que ce soit à l’embauche ou dans l’emploi, et à lutter contre la discrimination au travail. Cette campagne s’adresse aux 262 villes et communes wallonnes partenaires du parcours d’intégration des primo-arrivants.

Le colloque mis sur pied à Liège s’est centré sur deux questions majeures : « Comment mieux valoriser les apports de l’autre ? » et « Comment dépasser la peur de l’autre ? ». L’idée générale était de sonder la problématique de l’apport socio-économique, mais aussi culturel et politique des migrations en Belgique et en Europe. Il s’agissait également d’explorer la question des migrations à travers différents prismes comme le logement, l’emploi, l’enseignement, la démographie, le vivre ensemble, etc. Sans oublier, en complément, la présentation d’un ouvrage collectif, coordonné par l’IRFAM et intitulé « L’apport de l’autre – Dépasser la peur des migrants » et le lancement officiel d’un outil de campagne de « Diversité en Wallonie » réalisé autour du slogan « Et si on travaillait ensemble ? ». Ce dernier reprend les témoignages d’une dizaine de personnes issues de la diversité qui racontent, dans des vidéos et sur des supports écrits, leur histoire et les obstacles qu’ils ont surmontés dans leur parcours professionnel.

Une campagne en trois volets

Comme le soulignait Spyros Amoranitis, directeur de l’IRFAM, en introduction de la journée de réflexion : « Les migrations sont une évolution structurelle du monde et il existe un fossé entre les perceptions et les réalités. Ce colloque est un point de départ pour travailler sur les freins des gens. Informer diminue les résistances. Il s’agit de faire un focus sur les peurs qui se cachent derrière le rejet de l’autre et de passer d’une logique de la peur à une logique de la confiance qui constitue un pari sur le « meilleur » de l’homme. »

Le projet « Diversité en Wallonie » a été lancé en 2006 afin de sensibiliser à la fois les employeurs, tant privés qu’associatifs, et le grand public à la gestion de la diversité en entreprise. La campagne de longue haleine, démarrée fin 2015 pour se clôturer en 2020, a pour objectif de lutter contre les préjugés et de promouvoir la diversité dans les ressources humaines, principalement vis-à-vis des publics les plus discriminés que sont les migrants, les seniors, les femmes et les handicapés. Son action a été construite en trois étapes : le diagnostic, la sensibilisation des employeurs et la sensibilisation du grand public.

La phase de diagnostic vise à mettre en lumière l’apport socio-économique et culturel des migrants, notamment à travers un inventaire des besoins et ressources des centres régionaux d’intégration. L’idée est de mener ensuite, sur cette base, des actions communes (colloques, séminaires, etc.) dans le but de créer des ponts entre agents de l’insertion socioprofessionnelle et employeurs. Vis-à-vis des employeurs, l’intention est de créer un réseau entre secteurs (des « carrefours de proximité ») dans lesquels sont dégagés les problèmes et élaborées les pistes d’action, le principe étant de cerner les besoins des employeurs pour y répondre.

Enfin, à destination du grand public, plusieurs axes de sensibilisation sont privilégiés. Il y a un site Internet (www.diversitewallonie.be) dans lequel figurent un répertoire des initiatives locales et des ouvrages téléchargeables. Il y a aussi une brochure destinée à sensibiliser les communes, avec des informations sur la diversité et des suggestions d’actions pour promouvoir celle-ci. Et il y a enfin des capsules vidéos, présentées sous forme de websérie, mettant en scène des personnes issues de la diversité, ainsi que des témoignages de personnes des ressources humaines ayant ouvert les portes de la diversité.

Faire fructifier l’apport de la diversité

L’étude de plus de 200 pages, coordonnée par Altay Manço, Saïd Ouled El Bey et Spyros Amoranitis de l’IRFAM, a été présentée en deux temps au cours du colloque : les apports à épingler et les peurs à démonter. Pour établir le relevé des apports des migrants, les chercheurs sont partis du recensement des ouvrages existants pour en tirer une synthèse de ces apports dans vingt domaines spécifiques (démographie, logement, etc.). Ils ont ensuite soumis ces synthèses à autant d’experts qui les ont appliquées au cas précis de la Belgique. Les centres régionaux d’intégration sont enfin intervenus en aval de la démarche pour vérifier la lisibilité des propos, ainsi que leur utilité par rapport aux actions de l’éducation permanente.

La recherche de l’IRFAM A fourni quelques chiffres intéressants. Le solde migratoire annuel belge est de 40.000 individus (120.000 entrées sur le territoire pour 80.000 sorties), soit 1,3% de la population. Un migrant sur trois est européen, un migrant sur quatre est un ressortissant d’un pays hors de l’Union européenne, 5% des travailleurs immigrés sont temporaires (saisonniers, grands entrepreneurs, cadres de multinationales, etc.) et moins de 4% sont des demandeurs d’asile.

Historiquement, durant les « Trente Glorieuses », l’apport de main-d’œuvre des migrants a permis aux pays industrialisés de jouer dans la grande manœuvre économique mondiale. L’immigration était alors une réponse à un déficit démographique. Lorsque, plus tard, la situation économique devient critique, s’enclenche un système de pressions dans lequel l’immigration devient stratégique. Et la pénurie d’emplois qualifiés entraîne une concurrence entre pays pour s’attacher les travailleurs qualifiés, alors que l’immigration ne peut plus combler le manque à ce niveau.

Le constat est que les migrants apportent beaucoup, mais, dans ce contexte difficile, une partie de la population rejette cette vision. Il y a un maintien chez certains de l’a priori que les migrants entraînent une baisse des niveaux de salaire et une augmentation de la délinquance. Il y a donc une nécessité de mettre des mesures en place pour augmenter la diversité et la mixité dans les écoles et les espaces publics, notamment dans les quartiers à forte concentration d’immigration. Les associations peuvent de même servir de pont entre immigrés et population locale.

Un impact économique positif

Sur le plan économique, selon le tandem de l’IRFAM, les migrants font augmenter le taux de salaire des natifs et participent aux recettes publiques par la consommation, la taxation, etc. Au niveau micro-économique, cette mixité se double d’un avantage au niveau des connaissances, des réseaux économiques et de la conquête de nouveaux marchés. L’important est, par conséquent, de faire fructifier l’apport de la diversité. Comment ? En menant des politiques pour offrir aux migrants un meilleur accès au marché de l’emploi et pour améliorer leurs conditions d’accueil. Ces investissements s’appellent le coût de l’immigration et ils constituent des obstacles. Malheureusement, ces efforts ne se distribuent pas de manière équitable sur le territoire, notamment dans les grandes villes. Il convient donc, pour les coordinateurs de l’ouvrage, de remailler le tissu des villes pour combattre les antagonismes entre riches et pauvres, entre « inclus » et exclus ou entre membres de la majorité et des minorités.

Ce constat de l’IRFAM est étayé par un des contributeurs de son livre, Frédéric Docquier, professeur d’économie à l’UCL et spécialiste en économie des migrations. D’après ses recherches et la littérature existante, l’impact de la présence des migrants sur le Belge moyen est positif. La concurrence entre natifs et migrants sur le marché du travail est confinée dans des segments limités et, globalement, l’effet de complémentarité l’emporte. Au point de vue des finances publiques, l’immigration a permis un rajeunissement de la pyramide des âges et, selon une étude de l’OCDE, l’impact économique des migrants sur le PIB (produit intérieur brut) a été de + 0,3%. En sus, la concurrence accrue sur les biens et services a fait chuter les prix, entraînant un gain annuel moyen pour le consommateur belge d’approximativement 90 euros. L’opinion du chercheur – qui est aussi une des conclusions du livre – est que les politiques déployées ont été gâchées et qu’une meilleure politique d’intégration est nécessaire.

Des sensations archaïques

Sur la question des peurs, le postulat du livre de l’IRFAM est que l’être humain n’est pas désintéressé. Selon les dires de leurs coordinateurs, il est engagé dans un échange économique qu’il faut humaniser. Un problème majeur qui fait obstacle à cette humanisation est constitué par une série de sensations archaïques (sens du territoire, sentiment d’appartenance, peurs, sensations de menace, etc.) qui induisent une perte de confiance en soi-même et des freins sur lesquels il est important d’intervenir. Les attitudes pro- et anti-diversité ne sont pas appuyées par des arguments rationnels.

D’après l’étude, trois facteurs importants de crainte de l’immigré émergent généralement. La première est la croyance que le gouvernement est incapable de gérer les flux migratoires. La deuxième est le doute sur l’apport des migrants. Et la troisième est la méconnaissance des coûts sociaux des migrants. Plusieurs pistes existent, dès lors, pour améliorer la situation : refaçonner le rôle des décideurs, adapter les politiques aux réalités, encourager toute forme de diversité, mener des politiques transversales.

Malgré leurs efforts d’intégration, les migrants vivent une série d’injustices dues, entre autres, au fait qu’ils ne constituent pas une population homogène, mais qu’ils sont plus ou moins discriminés suivant leur cas particulier. Ainsi, ils recèlent un taux important de hauts diplômés, mais éprouvent des difficultés à intégrer le marché de l’emploi à l’aune de leurs compétences. De même, les migrants en emploi sont deux fois plus souvent sous le seuil de pauvreté que les autochtones et leur taux de chômage est quatre fois supérieur à celui des mêmes autochtones.

Les coordinateurs de l’ouvrage de l’IRFAM en induisent que plusieurs démarches d’empathie des populations autochtones sont nécessaires. Le message des décideurs doit, par exemple, être très mobilisateur et impliquer tous les protagonistes. Il faut également mettre en place une éducation sur l’immigration, son histoire, son étendue, etc. Il faut effectuer un travail sur les stéréotypes et une analyse scientifique doit se poursuivre autour de l’immigration.

Créer des espaces de rencontre

Pour Marco Martiniello, directeur du CEDEM (Centre d’Études de l’Ethnicité et des Migrations) de l’Université de Liège et co-auteur de l’ouvrage de l’IRFAM, la peur – qui est un phénomène naturel et un temps important de l’apprentissage – prend place aujourd’hui dans un moment où les gens se sentent dépassés par une série de mouvements comme la mondialisation ou le réchauffement climatique. Et les migrants en viennent à symboliser ces mouvements. « Les migrants eux-mêmes ont peur, commente-t-il. Et, dans une société où tout le monde a peur, la logique du bouc émissaire fonctionne bien. »

Dans ce contexte, il importe, selon lui, d’augmenter la mixité sociale pour altérer l’identité nationale. « La diversité est là, qu’on le veuille ou non, explique-t-il. Ce qui importe, ce n’est pas le vivre ensemble, c’est le faire ensemble. Les gens doivent se reconnaître dans un projet. La culture et l’éducation sont les clés du problème. Il n’y a pas de société homogène. La mixité est là, il faut l’encourager, mais il faut aussi accepter la volonté d’entre soi. Il faut garder le dialogue et créer des espaces de rencontre. »

Autre contributeur du livre de l’IRFAM, l’islamologue Michaël Privot souligne qu’il n’y a pas eu de refus d’intégration des migrants de la première génération. Ce qui primait, c’était le projet de vie (le travail, la famille, etc.) Le problème s’est posé avec les générations suivantes qui ont vécu une reconfiguration de leur rapport à la société. « L’école a réussi un formidable travail de transmission des valeurs, souligne-t-il. Dans ces valeurs, s’inscrit le droit à la non-discrimination. Et les jeunes se sont rapidement rendu compte que la réalité est tout autre et que la discrimination est permanente pour eux. » Et d’ajouter : « La société vit, en ce moment, une crise de radicalisation. Il y a le radicalisme musulman, mais aussi le populisme. Ce phénomène entraîne un repli sur la solidarité immédiate qui génère le communautarisme. Il s’agit d’une crise fondamentale pour la société d’accueil. »

Concernant le discours musulman, l’avis de l’islamologue est tout aussi tranché. « Le discours musulman poussé à l’extrême est hiérarchisant et polarisant, plaçant le musulman au-dessus de tout, commente-t-il. C’est une idéologie proche de celle de l’extrême droite qui s’implante, de son côté, au sein de la population autochtone. Pour faire taire ce discours musulman extrême, il faut redonner du souffle au débat à l’intérieur de la communauté musulmane. Il faut décrisper la question pour mettre fin au repli identitaire. »

Dominique Watrin

Pour toute information sur la campagne de sensibilisation : www.diversitewallonie.be

L’apport de l’Autre – Dépasser la peur des migrants, Sous la coordination de Altay Manço, Saïd Ouled El Bey, Spyros Amoranitis, L’Harmattan, Collection « Compétences interculturelles », 207 pp.