Le drame méconnu des enfants métis dans les colonies belges : derrière une page d’histoire honteuse, une quête d’identité et des vies brisées


La question du sort réservé aux enfants métis nés en Afrique par l’État belge, lors de l’accession de ses colonies à l’indépendance au début des années 60, fait figure de tache relativement méconnue dans l’histoire du pays. Françoise Thiry fait partie des victimes de cet épisode historique. Pour en exorciser le spectre et dénoncer l’impact monstrueux qu’il a eu sur sa trajectoire de vie, elle publie aujourd’hui une œuvre littéraire forte basée sur sa propre histoire et intitulée « Sous le rideau, la petite valise brune ». Le CAI (Centre d’Action Interculturelle de Namur) pour lequel elle a travaillé un temps, a consacré une longue soirée-débat à cet ouvrage. Un moment de témoignage, mais aussi une tentative d’analyse de ce moment d’histoire si douloureux.

Françoise Thiry est née au Burundi. Elle a six ans lorsqu’elle est arrachée à sa terre natale par un couple de Belges dont elle devient la fille unique, un couple aimant mais austère. Pendant tout le reste de son enfance et une grande partie de sa vie, Françoise fait « comme si » et elle perd la trace d’elle-même. À l’époque, l’idée de l’oubli est dominante. L’enfant doit oublier, on doit lui couper tous les liens avec ce qui a fait sa vie d’avant. Aujourd’hui, en publiant son livre, elle répond à un double sentiment : le désir de transmission et le besoin de partager.

Une histoire à transmettre

Pour Françoise Thiry, écrire son livre, ça a, avant tout, été la voie pour trouver la paix avec elle-même. Ça a aussi été une quête de vérité pour briser le poids du secret qui se transmet. Au départ, ce récit n’était donc pas destiné à être publié, c’était surtout une histoire à transmettre à sa famille, à ses enfants et petits-enfants. Le livre est construit sous forme d’un échange, d’un dialogue permanent entre la part noire et la part blanche de Françoise. Sa partie noire qui n’a jamais pu s’exprimer dans le contexte de l’adoption s’adresse à sa partie blanche, dans une démarche littéraire qui tente de déterminer s’il y aura réconciliation entre les deux parties. « On ne peut pas vivre éternellement dans l’oubli, souligne l’auteure. L’enfant que j’étais a capté ce qu’elle devait faire pour se faire accepter et a opéré un travail conscient de construction d’une personnalité blanche pour se conformer à l’image qu’on attendait d’elle. » En cette période à la fois proche et lointaine, on ne parlait pas d’intégration, mais d’assimilation. Dans le dossier de Françoise qu’elle retrouvera plus tard, il est clairement indiqué que l’enfant doit oublier et se construire.

L’écriture et la peinture joueront un rôle capital dans le cheminement de la femme qu’elle deviendra. « Le français est, pour moi, la langue de l’arrachement à la vie d’avant, explique-t-elle, la langue de la violence, la langue avec laquelle le rapport est ambigu. J’ai toujours eu le sentiment de l’importance d’accéder à cette langue. Le livre et la lecture ont été pour moi une voie vers la liberté dans un contexte d’éducation très rigide. Et l’ambigüité a été de vouloir écrire tout en voulant oublier. Profondément, je ne veux pas qu’on oublie. Quant à la peinture, ça a été pour moi une autre forme de liberté, moins codée que la langue et l’écriture. »

Avec son livre, Françoise Thiry a franchi le pas menant de la démarche individuelle à l’histoire collective, voire universelle. « Je ne veux pas qu’on oublie, martèle-t-elle. Les métis que j’ai rencontrés ont connu la même souffrance que la mienne, le même manque, en particulier de la mère. Une des conséquences de l’« assimilation » est que je ne parle plus le kirundi. La conséquence dramatique en est que je n’arrive plus à communiquer avec une partie de ma famille que j’ai retrouvée au pays. Mais mon livre parle aussi d’une quête universelle de vérité. »

Si son récit est essentiellement individuel, l’auteure veut néanmoins lui conférer une portée plus large. « Je n’en veux pas aux personnes, affirme-t-elle. J’en veux, par contre, énormément aux idéologies qui ont un impact négatif colossal sur des personnes. Je veux lutter contre les discours qui organisent les vies personnelles et je suis heureuse qu’on ait pu porter la question des métis au niveau politique. Les enfants métis dont je fais partie ont dû prouver leur humanité. Et c’est le cas encore aujourd’hui pour d’autres personnes… »

Une politique planifiée

La quête d’identité d’enfant métis, Françoise Thiry n’est pas la seule à l’avoir vécue. Pour preuve, une Association Métis de Belgique (AMB, en abrégé) a été créée en 2015 pour épauler les « métis nés dans les territoires sous domination coloniale belge » et promouvoir les recherches d’histoire des métis de Belgique. Comme le relate le court-métrage choc de cette association, « Les mulâtres, la blessure cachée de la colonie », les enfants métis ont été les victimes d’une politique planifiée d’enlèvement à la mère et de placement en institution.

Selon le président d’AMB, François Milliex, ce plan systématisé avait pour but de créer une caste nouvelle de main-d’œuvre plus qualifiée que les noirs. Entre 1959 et 1962, ce plan a connu un ultime développement avec le rassemblement et l’évacuation de tous les enfants métis vers la Belgique. « Il s’agissait d’un rapt perpétré en toute légalité, détaille François Milliex. Nous, ces enfants, avons reçu le statut d’orphelin, mais, dans la réalité, nous ne bénéficierons jamais de la tutelle de l’État Belge. Aujourd’hui, nous espérons des réponses à notre quête d’identité, ce qui nécessite une lourde démarche, vu que cette opération d’enlèvement a été accompagnée d’un changement de nom pour couper les liens avec les vrais parents. »

Une forme d’apartheid

Pour Assumani Budgagwa, auteur de l’ouvrage « Noirs-Blancs, Métis », ce drame des enfants métis n’est ni plus ni moins qu’une forme d’apartheid instaurée dans un contexte historique particulier. À cette époque où la barrière des couleurs était réelle, mais où des rencontres et des unions entre blancs et noirs se produisaient évidemment, la naissance de personnes nées de couples mixtes n’était pas prévue dans la charte coloniale. C’était donc un problème pour l’État colonial qui veillait à une forme de ségrégation, avec le soutien de l’Église catholique et, très souvent, le consentement tacite des géniteurs blancs. Pourquoi ? Essentiellement, parce que le métissage était perçu comme un danger pour cet État colonial qui voulait à tout prix éviter qu’il ne devienne le ferment d’une révolte contre lui.

Dès le début du vingtième siècle et ensuite au terme d’un congrès organisé en 1935, l’État belge a eu pour objectif d’« éviter les unions mal assorties », une vision qui incarnait une voie médiane entre les thèses raciste et paternaliste. Pour les enfants concernés, l’une des principales conséquences a été l’absence de statut juridique. Autre conséquence, la ségrégation a été très marquée au niveau scolaire, avec la création d’écoles spéciales pour les métis à partir de 1944, avant que certains d’entre eux d’origine plus aisée ne soient admis dans les écoles pour européens en 1948.

Le transfert vers la Belgique qui s’est concrétisé de 1959 à 1962 a fait de ces enfants des orphelins. « Beaucoup de mamans ont continué à chercher leurs enfants, souligne Assumani Budgagwa. Il y a un devoir de réparer le préjudice de ces mamans souvent présentées comme des mères indignes ayant abandonné leurs enfants, car, pour que les enfants les oublient, il fallait les salir. » Au-delà des cas individuels, l’auteur voit aussi la nécessité d’un devoir de mémoire envers tous ces métis, victimes d’un traitement inhumain pour la seule raison qu’ils étaient considérés comme un danger pour la pérennité des intérêts coloniaux.

Porter à la connaissance de tous

Aujourd’hui, un grand travail de sensibilisation est en marche autour de cet épisode d’histoire honteuse des enfants métis. Philippe Mahoux, sénateur honoraire, en a attesté. Une séance témoignage a déjà eu lieu au niveau du Sénat qui a amené ce dernier à déposer plusieurs résolutions au Parlement à l’intention du gouvernement. « Tout cela a fait l’objet de discussions approfondies, témoigne l’ex-sénateur. Il s’agit de porter ce problème à la connaissance de tous, de le porter sur le terrain politique et d’induire une reconnaissance par le pouvoir politique de ce qui s’est passé, c’est-à-dire de la responsabilité de l’État dans cette action politique basée sur le concept du racisme. » Un drame qui n’est pas sans rappeler le sort des réfugiés aujourd’hui…

Dominique Watrin

Sous le rideau, la petite valise brune de Françoise Thiry, Éditions M.E.O., 2017, 204 pp.