Combat féministe et interculturalité : l’approche de l’intersectionnalité comme piste de solution globale


Quel que soit l’environnement social et culturel dans lequel il s’enracine, le combat féministe existe de longue date et se poursuit. Parmi les angles d’approche de cette question de société, il en est un qui émerge et fait son chemin : l’intersectionnalité. C’est autour de cette notion que le CRVI (Centre Régional Verviétois d’Intégration) a décidé de bâtir une table ronde intitulée « Féminismes, avec un « s » à la fin, une cause commune ? » L’occasion d’approcher au plus près ce concept et de le confronter à deux formes particulières de féminisme : le féminisme musulman et l’afro-féminisme.

La sociologue Bénédicte Janssen a réalisé un travail spécifique sur la thématique de l’intersectionnalité dont elle a présenté succinctement les grandes lignes. De quoi s’agit-il ? L’intersectionnalité se veut une nouvelle forme d’approche contre les inégalités qui se base sur une lutte globale, décloisonnée. Elle part du principe que la réalité sociale est à l’intersection de plusieurs types de discrimination qui concernent le genre, l’orientation sexuelle, la race, la religion, le handicap, l’âge, la classe sociale, etc. Comment ces discriminations interagissent-elles ? Selon trois critères. Le premier est qu’elles sont simultanées. Par exemple, le cas de l’embauche refusée à une femme noire, en tant que femme noire, alors qu’elle est accordée à une femme blanche ou à un homme noir. Le deuxième critère est que ces discriminations sont co-construites. C’est le cas d’une femme handicapée qui se voit refuser l’octroi d’une contraception par un médecin qui ne veut pas croire qu’elle a une vie sexuelle. Enfin, troisième critère, ces discriminations ne peuvent se combattre de manière séparée. Elles doivent se combattre de façon simultanée.

Des États-Unis à l’Europe

Historiquement, la vision intersectionnelle de la lutte féministe n’est pas récente. Plusieurs pionnières ont amorcé de longue date les prémices de ce combat. C’est le cas de Sojourner Truth, une abolitionniste noire américaine qui a remis en cause le féminisme blanc bourgeois dès le milieu du dix-neuvième siècle. C’est le cas également d’Anna J. Cooper, autre afro-américaine, écrivaine et enseignante, qui a dénoncé l’exclusion des femmes noires des luttes féministes (par les femmes blanches) et des luttes antiracistes (par les hommes noirs) au début du vingtième siècle. Et c’est naturellement tout autant le cas de Kimberlé Crenshaw, féministe américaine majeure, qui a créé le terme d’intersectionnalité proprement dit à la fin du vingtième siècle.

Plus globalement, le féminisme a connu des moments forts comme l’épisode très médiatisé des suffragettes dont beaucoup ignorent que le combat pour le droit de vote des femmes, teinté de relents colonialistes et raciaux, ne concernait que les femmes blanches et excluait le vote des femmes noires. Le passage du combat féministe intersectionnaliste des États-Unis vers l’Europe s’est accompagné d’une mutation de la vision portée. Aux USA, l’attention portée sur le genre s’accompagnait d’une autre sur la racialisation (via la lutte contre la ségrégation), mais n’abordait pas la question de la classe sociale considérée comme taboue en période de guerre froide et d’anticommunisme. En Europe, la problématique s’est axée sur le genre et sur la classe sociale, mais pas sur la racialisation, thématique taboue en raison de la question encore brûlante du nazisme.

Opposer la solidarité aux préjugés

Pour Bénédicte Janssen, le moment charnière du féminisme en Europe a été la question du foulard, avec, en apogée, le vote de la loi sur le port du voile en 2004 en France. Ce moment a marqué une rupture au sein du mouvement féministe entre les tenantes d’une vision du foulard comme un moyen patriarcal d’asservissement de la femme et les féministes partisanes d’un port du voile souhaité et assumé, s’estimant stigmatisées, majoritairement par des femmes blanches victimisantes qui veulent parler en leur nom. Opposer à ce féminisme un féminisme intersectionnel équivaut, dans ce contexte, à dénoncer le racisme du féminisme.

La sociologue émet quelques pistes d’approfondissement pour accentuer l’émergence d’un féminisme intersectionnel. Il s’agit, en vrac, de complexifier les combats, de diffuser l’histoire du concept d’intersectionnalité, de créer une connaissance intersectionnelle (il n’existe, par exemple, pas de chiffres sur les différences salariales entre femmes blanches et femmes racisées), de parler de racisme, d’âgisme, etc. dans toutes les luttes, de diversifier les luttes de façon subversive, et de revoir les concepts de « camarade » dans le monde syndical (qui n’inclut pas une vraie équité, selon elle) et de « laïcité » stricte (un concept qu’elle juge dangereux quand il est utilisé à des fins d’exclusion). Bénédicte Janssen voit donc l’intersectionnalité comme une meilleure lutte qui permet d’être, d’une part, plus cohérent en ne reproduisant pas des hiérarchies et, d’autre part, efficace contre le système libéral qui se nourrit du sexisme, du classisme, etc., et qui oppose les valeurs de solidarité et de bienveillance aux idées toutes faites et aux préjugés.

Une réappropriation de la parole

Développant la question du féminisme musulman, Malika Hamidi, docteur en sociologie, établit d’emblée qu’on ne peut faire l’économie d’un féminisme dans l’islam. Les prémices de l’arrivée de cette approche sous les projecteurs de l’actualité a été un colloque organisé à l’UNESCO en 2006 autour de la question de « Existe-t-il un féminisme musulman ? » S’en sont suivies une politisation de la problématique et l’émergence de celle-ci en contexte francophone. L’idée maîtresse est que les femmes définissent elles-mêmes le regard qu’on pose sur elles, en se disant autonomes, libres et libérées. Il s’agit là d’un contre-discours qui s’inscrit dans l’espace public, mettant en évidence les contradictions des discours existants. L’islamophobie entraîne, par exemple, des violences physiques (comme des arrachages de foulard dans les transports en commun), mais également des violences symboliques.

Par rapport à ces violences, les femmes musulmanes en résistance ont aujourd’hui acquis une instruction (elles sont désormais diplômées), maîtrisent les outils du droit, et ont investi les pouvoirs politique et institutionnel, ainsi que tous les espaces publics, comme les médias, la mode, le sport, etc. C’est un changement radical par rapport à la génération des mères qui était totalement invisible. Il s’agit d’un éveil des consciences qui investit le terrain du féminisme et le dérange, les femmes musulmanes se réappropriant leur parole par rapport à une dynamique en place dans laquelle d’autres parlaient pour elles.

Le genre comme clé de lecture de l’islam

L’un des axes de l’action de ces femmes est la réinterprétation du Coran au bénéfice d’une interprétation dynamique qui reprendrait l’axe passé-présent-futur. Des actrices intellectuelles féministes ont entrepris de faire une analyse du Coran, en y intégrant un angle féministe démontrant qu’il est possible de discourir sur le féminisme dans un cadre musulman. L’idée repose sur une approche holistique du texte (c’est-à-dire globale, et non verset par verset) pour faire émerger le féminisme du texte. Selon Malika Hamidi, les femmes musulmanes ont aujourd’hui une légitimité politique pour faire sauter les conventions sociales. La mosquée inclusive (hommes et femmes mélangés) existait, par exemple, du temps du prophète et ne sont plus de mise de nos jours. Dans le monde arabe, des foulards sont vendus aux femmes par des grandes maisons de couture françaises, alors qu’ils sont rejetés en France.

Historiquement, le féminisme musulman a connu plusieurs étapes. Entre 2000 et 2003, le féminisme touche l’islam autour de questions intra-communautaires. En 2003-2004, il y a une émergence d’une posture féministe musulmane qui acquiert une visibilité, mais n’ose pas trop prendre la parole, et va progressivement questionner le mouvement féministe et la laïcité « à la française ». La loi de 2004 sur le port du foulard va créer une crispation qui va se prolonger. De 2009 à 2015 va naître une affirmation de l’identité de femme musulmane, la reconnaissance du féminisme musulman instaurant le genre comme clé de lecture de l’islam. Enfin, après 2015, ce sera l’ère d’un mouvement post-féministe musulman, plus féministe que musulman, les femmes estimant qu’il n’y a plus de nécessité de rajouter la dimension musulmane à leur combat, cette dernière se révélant trop clivante dans le débat. Les féministes instaurent des stratégies collectives de résistance, y compris en menant un travail transnational, via notamment les réseaux sociaux qui sont des outils de pouvoir.

Pour Malika Hamidi, le féminisme musulman est aujourd’hui à l’Europe ce que le Black Feminism était aux États-Unis dans les années 30. Ces femmes proposent de nouvelles idées, mais font émerger en même temps de nouveaux questionnements et de nouvelles libertés. Et le défi majeur est que ce féminisme doit sortir de son ethnocentrisme.

Dépasser le féminisme classique

Dernière forme de féminisme présentée par Aichatou Ouattara, auteure du blog « Afrofeminista », l’afro-féminisme est, comme son nom l’indique, un mouvement politique contre les préjugés et discriminations qui frappent les femmes afro-descendantes. Il comprend des luttes intra- et extra-communautaires. Pourquoi un afro-féminisme ? Parce qu’il s’agit d’une problématique jamais traitée dans le féminisme classique, mais aussi parce que la question du genre n’a jamais été traitée dans le mouvement antiraciste. Dans ce sens, l’afro-féminisme est important pour faire comprendre comment race et genre s’articulent.

En matière d‘emploi, par exemple, les femmes noires sont moins bien payées que les femmes blanches et régulièrement cantonnées dans des professions de faible qualification, à faible rémunération et à forte pénibilité, comme dans les maisons de retraite ou pour les gardes d’enfant. Dans certaines professions, par ailleurs, les femmes noires sont également discriminées à cause d’éléments comme leurs cheveux. Ce fait démontre, pour la blogueuse, la nécessité de déconstruire les préjugés hérités de la période coloniale et l’importance pour ces femmes de se réapproprier leur parole et leur expression afin d’aboutir à leur autodétermination. Ces femmes noires, souvent perçues comme ayant besoin d’être sauvées, pourront de la sorte choisir les armes de leur émancipation.

Aichatou Ouattara le souligne, l’afro-féminisme a toujours existé en Afrique et dans la diaspora noire. Il y a toujours eu des mobilisations de femmes pour leur liberté et pour leurs droits. Les figures féministes font partie de l’héritage culturel africain et l’afro-féminisme en Europe s’inscrit dans la même trajectoire que le Black Feminism américain, à la distinction près qu’il s’inscrit dans un contexte postcolonial là où le Black Feminism prend place dans une dynamique post-esclavagiste. L’afro-féminisme est une double lutte, à la fois contre la discrimination de la femme au sein de la communauté africaine et contre le racisme extérieur qui touche la femme noire.

À cela s’ajoute le combat contre la logique colonialiste des femmes blanches qui expliquent aux femmes noires comment s’émanciper. Pour l’intervenante, la lutte contre la polygamie, l’excision ou le mariage forcé est essentielle à l’égard de pratiques avilissantes pour les femmes, mais il ne faut pas instrumentaliser ces combats à des fins civilisationnelles. La vision qui tend à démontrer que ces femmes vivent dans des sociétés intrinsèquement sauvages dénote d’une infantilisation de ces femmes qui sont capables de lutter elles-mêmes, étouffe leurs voix et défend un positionnement eurocentré, ethnocentré. Cela dénote, en somme, d’un féminisme qui ne leur convient pas.

Dominique Watrin