À la rencontre des « Justes » du génocide rwandais : une quête à contresens de la tragédie


Le génocide rwandais est, cette année, l’objet d’une sinistre célébration, celle du vingt-cinquième anniversaire du déclenchement des massacres qui en ont fait l’une des pires tragédies qu’ait connue l’humanité. Soucieux de sensibiliser le public à propos de cet événement, le CRILUX (Centre Régional d’Intégration de la province de Luxembourg) a organisé une rencontre autour de la démarche menée par Jacques Roisin pour chercher la part d’humanité dans ces faits horribles. Un cheminement singulier raconté dans un ouvrage au titre évocateur : « Dans la nuit la plus noire se cache l’humanité »

Jacques Roisin s’est rendu au Rwanda, pendant plusieurs années, pour recueillir au final les témoignages de vingt Hutus qui ont sauvé des Tutsis lors du génocide de 1994. Une démarche originale, mais plutôt logique dans le chef de ce docteur en psychologie, psychanalyste et chargé de cours à la Faculté de Droit et Criminologie de l’Université de Louvain. Impliqué professionnellement depuis de nombreuses années dans l’aide aux personnes traumatisées, l’homme possède une expertise avérée dans ce domaine. C’est presque par hasard, par ce biais, qu’il entre en contact direct avec le Rwanda meurtri, lorsqu’il est appelé par trois cliniciens pour intervenir lors d’un colloque dans ce pays. De trois à quatre jours au départ, son séjour sur place s’étend finalement à une période de trois semaines, prémices à l’écriture de son ouvrage, recueil de témoignages bouleversants d’humanité amassés au cours de ses séjours sur place qui se sont ensuite multipliés.

Aucun signe extérieur de traumatisme

L’électrochoc, point de départ de son travail au Rwanda, Jacques Roisin le connaîtra lors de la visite du Mémorial de Nyamata. Les visions d’horreur qui y sont exposées, présentant le génocide dans les faits, sans sentiment, le glacent, pour ne pas écrire le traumatisent. Et c’est la photo d’une vieille femme, affichant une expression de joie et de paix, qui déclenche un véritable déclic chez lui. Cette femme, il l’apprendra quelque temps plus tard, s’appelle Zouza. Vivant dans une misérable maison enfoncée au cœur d’un nœud de végétation où il finira par la retrouver après de longues recherches, elle a tenu tête aux hordes de génocidaires, cachant et protégeant des Tutsis de leur folie meurtrière.

Pour mener à bien ce sauvetage, cette femme s’est forgé une réputation de sorcière, générant crainte et effroi parmi les agresseurs. Elle est donc une Hutue qui a sauvé des Tutsis. Mais ce qui marque surtout Jacques Roisin, c’est que, contrairement à la plupart des autres personnes rencontrées, elle n’exprime aucun signe extérieur de traumatisme. Et son discours est empreint d’une humanité peu présente autour d’elle. Elle lui dit simplement : « Je ne supporte pas que des gens tuent des gens parce que nous sommes tous pareils. On a tous les mêmes origines. Nous sommes tous des mélanges, il n’y a pas de Hutus et de Tutsis. Même vous, les blancs, vous pouvez vivre parmi nous. » Et elle ajoute : « Je peux parler du génocide, je ne tremble pas. » Avant d’avouer, sur le ton de la confidence, qu’elle ne possède aucun pouvoir, une révélation qu’elle s’autorise enfin.

Du courage dans la terreur

La vieille dame n’est pas la seule à avoir offert une étincelle d’humanité dans le chaos du génocide rwandais. Ronald un riche fermier, ancien bagarreur invétéré, a sauvé une soixantaine de Tutsis emmenés chez lui, constituant des bandes de Hutus soudoyés pour qu’ils les protègent. Ezechiel, commerçant florissant, a arrosé de sa fortune des chefs de milice pour qu’ils empêchent leurs troupes de massacrer les personnes placées sous sa protection. Un autre a sauvé 310 enfants et 80 adultes dans un orphelinat, multipliant les actes de bravoure auprès des génocidaires pour que tout le monde soit épargné.

Pour Jacques Roisin, toutes ces personnes auxquelles sera attribué le titre de « Juste » (comme celui accordé par l’État d’Israël aux personnes qui ont mis leur vie en danger pour sauver des Juifs) présentent deux grandes caractéristiques communes. La première est qu’elles n’ont pas hésiter à agir ; leur action a été immédiate, spontanée. La deuxième est qu’elles ont fait preuve de courage dans la terreur. « Ça ne signifie pas qu’elles n’ont pas eu peur, insiste l’auteur, ça veut dire qu’elles ont fait les choses, alors qu’elles avaient peur. »

L’État rwandais s’est longtemps tu à propos de ces Justes. Poussé par une ONG allemande qui s’est dit « Il faut faire quelque chose pour ces sauveteurs », il a finalement entrepris, en 2010, de répertorier ces personnes sur une partie (environ 1/10ème) de son territoire. Au prix d’une enquête sérieuse et minutieuse, écartant les gens ayant agi de manière intéressée pour l’argent, pour des faveurs sexuelles, etc., ce travail a permis d’en dénombrer 271. Honorés au cours d’une cérémonie lors de laquelle une médaille leur a été remise, ils se sont révélés pour la plupart extrêmement humbles, presque ennuyés de la reconnaissance dont ils faisaient l’objet.

Mais, à côté de ces héros, il y a aussi eu ce que l’auteur appelle « des petites mains du sauvetage ». Des gens ont réalisé des petits actes de générosité ponctuels, cachant une personne pourchassée, en convoyant une autre vers un lieu sûr, offrant de la nourriture, etc. Il y a eu de même le phénomène des « barrières fantômes » tenues par des Hutus, obligés d’agir de la sorte par les génocidaires, mais qui ont discrètement épargnés tous les Tutsis qui se sont présentés à eux, au péril de leur propre vie, parce qu’ils étaient opposés au projet génocidaire.

La part de lumière

La particularité de l’angle d’approche du conflit adopté par Jacques Roisin, c’est d’avoir privilégié la mise en évidence de la part de lumière qui s’est exprimée au milieu de la barbarie déshumanisée généralisée qui a enveloppé le génocide rwandais. La majorité des victimes survivantes de la tragédie ont été frappées de ce que l’auteur appelle « le syndrome de l’humanité perdue ». Elles ont perdu foi en l’humain et en la vie. Elles ont perdu la capacité de faire confiance en quelqu’un, quel qu’il soit, même une fois le conflit terminé.

Lors de sa présence sur place, Jacques Roisin a pu constater que parler des Justes et du souffle d’humanité qui a traversé les événements n’est pas la priorité des rescapés. « Pour eux, analyse-t-il, la barbarie est tellement immense que c’est elle qu’ils veulent faire connaître en premier lieu. » Aujourd’hui, vingt-cinq après le déclenchement du génocide, le chercheur constate que l’objectif essentiel au Rwanda demeure la réconciliation. Une priorité amplement compréhensible, mais qui, au niveau des sentiments individuels, a induit une forme de blocage de l’expression de la tristesse.

Dominique Watrin

Dans la nuit la plus noire se cache l’humanité, Jacques Roisin, Éditions Les Impressions Nouvelles, 2017.